CHAPITRE III

L'AVEUGLE CONDUISANT L'AVEUGLE

 

"Le miroir de l'âme ne peut refléter en même temps la terre et le ciel et l'un s'efface dès que l'autre s'y montre."

 ZANONI.

"Qui donc t'a donné mission d'annoncer au peuple que la Divinité n'existe pas ? Quel avantage trouves-tu à persuader à l'homme qu'une force aveugle préside à ses destinées et frappe au hasard le crime et la vertu ?"

 ROBESPIERRE (Discours, 7 mai 1794).

 

Nous croyons qu'un très petit nombre des phénomènes spirites authentiques sont produits par l'influence d'esprits humains désincarnés. Cependant ceux-là même qui sont produits par les forces occultes de la nature méritent également, de la part de la Science, une sérieuse et consciencieuse étude, qu'ils se manifestent par l'intermédiaire de quelques médiums authentiques, ou qu'ils soient consciemment produits par les jongleurs de l'Inde et de l'Egypte, maintenant surtout que, d'après des autorités respectées, l'hypothèse de fraude est en bien des cas inadmissible. Il est hors de doute que des escamoteurs de profession peuvent exécuter des tours plus adroits que ceux de tous les "John King D Anglais et Américains réunis. Robert Houdin le pourrait incontestablement. Mais il s'est, malgré cela, permis de rire au nez des Académiciens qui avaient demandé de déclarer, dans les journaux, qu'il pouvait faire mouvoir une table ou lui faire donner des réponses, au moyen de petits coups frappés ce, sans contact des mains et sans que la table fût préparée 147. Le fait qu'un célèbre prestidigitateur de Londres a refusé un défi de mille livres sterling qui  lui  était  offert  par  M.  Algernon  Joy 148,  pour  produire  les   mêmes manifestations qu'on obtenait habituellement a l'aide des médiums,  à moins qu'on ne le laisse sans liens et libre des mains du comité de contrôle, ce fait seul dément catégoriquement son exposé des phénomènes occultes. Si adroit qu'il puisse [138] être, nous le défions de reproduire, dans les mêmes conditions, les "tours" exécutés par un simple jongleur Indien. Ce dernier, par exemple, opère dans les conditions suivantes : l'endroit choisi par les investigateurs n'est connu du jongleur qu'au moment de la présentation, l'expérience doit être faite au grand jour et sans la moindre préparation, ni aide ni compère mais un jeune garçon absolument nu, le jongleur lui-même étant à demi-nu. Ces conditions observées, le prestidigitateur devrait exécuter trois tours des plus ordinaires, choisis parmi ceux si nombreux et si variés qui furent récemment exécutés devant quelques gentlemen appartenant à la suite du Prince de Galles.

147 Voir de Mireille. Des Esprits, et les ouvrages sur les "Phénomènes spirites", par de Gosparin.

148 Secrétaire honoraire de l'Association des Spirites de Londres.

 

  1. – Une roupie étant fortement serrée dans la main d'un sceptique, la transformer en un cobra vivant dont la morsure serait mortelle, comme le montrerait l'examen de ses crochets.
  2. – Prendre une graine, choisie au hasard par l'un des spectateurs, la semer dans le premier pot de terre venu, pot fourni par quelque sceptique ; la faire germer, pousser, mûrir et porter ses fruits en moins d'un quart d'heure…
  3. – S'étendre sur trois sabres plantés verticalement, poignées en bas, pointes en haut ; faire retirer le premier sabre, puis le second, quelques instants après, le troisième ; rester finalement suspendu en l'air, sur rien, à un mètre environ du sol. Lorsqu'un prestidigitateur, à commencer par Robert Houdin et sans excepter ceux qui font de la réclame à leur profit en attaquant le spiritisme, pourra en faire autant, alors, mais alors seulement, nous nous déciderons à croire que le genre humain est sorti de l'orteil de l'Orohippus de la période Eocène, selon M. Huxley.

Nous affirmons de nouveau, en toute confiance, qu'il n'existe pas de sorcier de profession (au Nord, au Sud, à l'Ouest) qui puisse rivaliser avec quelques-uns de ces enfants de l'Orient ignorants et presque nus ;  Il n'aurait pas une chance de succès. Ils n'ont pas besoin, pour leurs représentations, de l'Egyptian Hall. Ils ne font ni préparatifs, ni répétitions. Ils sont toujours prêts à appeler au pied levé à leur aide les pouvoirs cachés de la nature qui sont livre fermé pour les prestidigitateurs comme pour les savants d'Europe. En vérité, ainsi que le dit Elihu, "les grands hommes ne sont pas toujours sages ni les vieillards toujours sensés 149". Rappelant la remarque du pasteur Anglais, le Dr Henry More, nous pouvons certainement dire : "... S'il y avait encore un peu de modestie dans l'humanité, les récits de la Bible devraient démontrer abondamment aux hommes l'existence des anges et des esprits." Cet homme éminent ajoute : "Selon moi, c'est par une [139] marque spéciale de la sollicitude providentielle… si de nouveaux exemples d'apparitions viennent réveiller, dans nos esprits engourdis et léthargiques, l'assurance qu'il y a d'autres êtres intelligents en dehors de ceux revêtus de terre grossière et d'argile... ces preuves établissant qu'il y a de mauvais Esprits, la porte est ouverte à notre foi dans l'existence des bons Esprits et, finalement, dans l'existence d'un Dieu." L'exemple cité plus haut porte en lui sa morale, non seulement pour les savants mais aussi pour les théologiens. Ceux qui se sont fait une réputation dans la chaire ou dans les facultés, laissent continuellement voir à leurs auditoires qu'ils sont si peu versés en psychologie que n'importe quel intrigant plausible les ferait marcher et ainsi les rendrait ridicules aux yeux de l'étudiant sérieux rencontré sur leur chemin. L'opinion publique, à cet égard, a été faite par des jongleurs et de soi-disant savants qui ne méritent aucune considération.

149 Livre de Job.

 

Le développement de la science psychologique a été retardé bien plus par le ridicule de ces hommes prétentieux que par les difficultés inhérentes à cette étude. Le rire creux des nourrissons scientifiques ou des snobs a plus fait pour maintenir l'homme dans l'ignorance de ses pouvoirs psychiques impériaux, que les obscurités, les obstacles et les dangers entourant la question. C'est surtout le cas pour les phénomènes spirites. Si les investigations touchant les manifestations spirites ont été, généralement, confiées à des incapables, c'est que les savants, qui auraient pu et dû les étudier, ont été effrayés par de prétendues dénonciations, par les plaisanteries sarcastiques et les cris impertinents d'hommes qui ne sont pas dignes de dénouer les cordons de leur chaussure. Il y a de la lâcheté morale, même dans les chaires des universités. La vitalité inhérente au spiritisme moderne est démontrée par le fait qu'il survit aux mépris des corps savants et à la vantardise tapageuse de ses détracteurs. Malgré les ricanements dédaigneux des patriarches de la Science tels que Faraday et Brewster, en descendant jusqu'à l'exposé professionnel d'un homme –   X...  qui fut assez heureux à Londres dans l'imitation de certains phénomènes, nous ne trouverons pas chez tous ces gens-là un seul argument irréfutable contre la réalité des phénomènes spirites.  "Ma théorie, dit, dans sa prétendue dénonciation, l'individu mentionné, c'est que M. Williams lui-même s'est déguisé pour personnifier John King et Peter. Personne ne peut prouver qu'il n'en fut pas ainsi". Malgré l'assurance de cette assertion, ce n'est, après tout, qu'une théorie pure et simple : les spirites pourraient lui répondre en lui demandant de prouver ce qu'il avance.

Mais les ennemis les plus invétérés, les plus irréconciliables du Spiritisme appartiennent à une classe, heureusement, peu nombreuse quoiqu'elle ne cesse de clamer ses invectives et d'affirmer [140] ses idées avec des cris dignes d'une meilleure cause. Ce sont les prétendus savants de la Jeune Amérique, pseudo-philosophes d'une classe bâtarde, dont nous avons parlé au début de ce chapitre ; ils n'ont d'autres droits à être considérés comme érudits que la possession d'une machine électrique et le fait d'avoir donné quelques conférences puériles sur l'insanité ou la médiomanie. Ces hommes, s'il faut les en croire, sont de profonds penseurs et physiologistes. Ils ne donnent pas dans les niaiseries métaphysiques : ce sont des Positivistes, nourris d'Auguste Comte, dont le cœur brûle du désir d'arracher l'humanité au sombre abîme de la superstition et de reconstruire le Cosmos d'après des principes amendés. A ces psychophobes irascibles on ne peut faire d'injure plus grave que de suggérer qu'ils sont doués d'un esprit immortel. A les entendre, on croirait qu'il ne peut y avoir d'autres âmes, chez les hommes et chez les femmes, que "des âmes  scientifiques" et des "âmes non scientifiques" – quel  que  soit  d'ailleurs  ce  genre d'âmes 150.

150 Voir Dr F.R. Marwin. Lectures on Insanity and Mediomania

 

Il y a trente ou quarante ans, en France, Auguste Comte, élève de l'Ecole Polytechnique, après être resté pendant des années dans cet établissement comme répétiteur d'Analyse Transcendante et de Mécanique Rationnelle, se réveilla, un beau matin, avec l'idée assez irrationnelle de devenir prophète. On rencontre de ces prophètes à tous les coins des rues, en Amérique. Mais en Europe ils sont aussi rares que des merles blancs. Cependant la France est la terre des nouveautés : Auguste Comte devint prophète et la mode est tellement contagieuse, par moments, que, même dans la raisonnable Angleterre, il fut considéré, pendant un certain temps, comme le Newton du XIXème siècle.

L'épidémie prit de l'extension et, en peu de temps, elle se propagea, comme un feu de brousse, en Allemagne, en Angleterre et en Amérique. La doctrine trouva des adeptes en France mais l'engouement n'y fut pas de longue durée. Le prophète avait besoin d'argent, les  disciples n'étaient point disposés à lui en fournir. La fièvre d'admiration pour une religion sans Dieu se calma aussi vite qu'elle s'était déclarée. De tous les apôtres enthousiastes du Prophète, un seul resta digne de considération. C'est le célèbre philosophe Littré, membre de l'Institut et futur Académicien que l'évêque d'Orléans essaya vainement d'empêcher de devenir l'un des "Immortels" 151.

151 Vapereau. Biographie Contemporaine, art. Littré ; et Des Mousseaux. Les hauts phénomènes de la magie, ch. 6.

 

Le philosophe mathématicien, grand prêtre de la "religion de l'avenir", enseigna sa doctrine, comme le font tous ses frères en prophétie de nos jours. II déifia "la femme" et lui éleva un [141] autel ; seulement la déesse dut payer pour pouvoir s'en servir. Les rationalistes s'étaient moqués des aberrations mentales de Fourier, ils avaient ri des saint-simoniens, leur mépris pour les Spirites fut sans bornes. Ces mêmes rationalistes et matérialistes se trouvèrent pris, comme des linottes sans cervelles, à la glu, par la rhétorique du nouveau prophète. Le besoin d'une divinité, l'aspiration vers l' "inconnu" sont innés chez l'homme ; aussi les pires athées eux-mêmes n'en paraissent-ils point exempts. Déçus par l'éclat apparent de ce feu follet, les disciples le suivirent si loin qu'ils se trouvèrent enlisés jusqu'au cou dans un marécage sans fond.

Sous le masque d'une prétendue érudition, les Positivistes d'Amérique s'organisèrent en cercles et en Comités dans le but de déraciner le Spiritisme, tout en déclarant vouloir l'étudier impartialement.

Trop timides pour défier ouvertement les Eglises et la doctrine Chrétienne, ils s'efforcent de saper la base de toute religion : la foi de l'homme en Dieu et dans sa propre immortalité. Leur politique consistait à tourner en ridicule ce qui fournit à cette foi des bases insolites : le Spiritisme phénoménal. En l'attaquant par son côté faible, ils ont surtout mis à profit son manque de méthode inductive et les exagérations que l'on découvre dans les doctrines transcendantes de quelques-uns de ses propagateurs. Exploitant son impopularité, déployant un courage aussi excessif et hors de propos que le chevalier errant de la Manche, ils prétendent être reconnus comme des philanthropes et des bienfaiteurs, destructeurs d'une monstrueuse superstition 152.

152 Ce chapitre fut écrit, il y a bien des années, en réponse aux attaques furieuses des Positivistes du soi-disant "Libéral Club" contre les Théosophes et les Spirites. (Note n'existant pas dans l'édition originale de l'ouvrage).

153 "Free-loyers" : secte immorale, née en Amérique, qui prit, quelque temps, des proportions gigantesques. H.P.B. (Note n'existant pas dans l'édition originale de l'ouvrage).

 

Voyons donc jusqu'à quel point cette religion de l'avenir tant vantée de Comte, est supérieure au Spiritisme et si ses défenseurs n'ont pas autant besoin d'être enfermés dans ces asiles d'aliénés qu'ils réservent aux médiums, avec une touchante sollicitude. Appelons, avant tout, l'attention sur ce fait : les trois quarts des fâcheuses impressions, laissées par le Spiritisme moderne, proviennent des aventuriers matérialistes qui se sont déclarés spirites. Comte a dépeint avec des couleurs obscènes la femme "artificiellement fécondée" de l'avenir. Elle n'est d'ailleurs que la sœur aînée de la débauchée idéale des amoureux libres 153. L'immunité contre l'avenir, offerte par les enseignements de ses disciples insensés, a si bien impressionné quelques pseudo-spirites qu'elle les a portés à se constituer en associations communistes. Mais [142] aucune ne fut de longue durée. Comme leur principal caractère était un animalisme matérialiste grossier, voilé d'une mince feuille philosophique en clinquant, affublé d'un amalgame de noms grecs… la communauté ne pouvait aboutir qu'à un échec.

Platon, dans le cinquième livre de la République, suggère une méthode pour améliorer la race humaine par l'élimination des individus malades et difformes et par l'union des meilleurs spécimens des deux sexes. Il ne fallait pas s'attendre à ce que "le génie de notre siècle", fût-il prophète, tirât de son cerveau quelque chose d'entièrement neuf.

Comte était mathématicien. En combinant habilement plusieurs utopies anciennes, il colora le tout et, perfectionnant l'idée de Platon, pour la matérialiser, il offrit au monde la plus grande monstruosité qui soit jamais sortie d'une cervelle humaine.

 Le lecteur ne doit point perdre de vue que nous n'attaquons pas Comte comme philosophe, mais comme réformateur avoué. Dans l'irrémédiable obscurité de ses idées, politiques, philosophiques et religieuse, nous trouvons, souvent, des observations isolées et des remarques où  la grandeur de sa logique et sa pensée judicieuse rivalisent avec l'éclat de leur interprétation. Mais ces lueurs brillantes, après vous avoir éblouis comme des éclairs dans la nuit noire, vous laissent ensuite plongés dans une nuit plus sombre que jamais. Si on les condensait, si on les refondait, ses divers ouvrages pourraient produire un volume d'aphorismes très originaux, donnant une définition très claire et très ingénieuse de la plupart de nos plaies sociales. Par contre, soit à travers les fatigantes circonlocutions des six volumes de son Cours de Philosophie Positive, soit dans cette parodie sur le clergé en forme de dialogue, le Catéchisme de la Religion Positive, on chercherait en vain une seule idée susceptible de suggérer à ces maux un remède, même relatif. Ses disciples insinuent que les sublimes doctrines de leur prophète ne sont point destinées au vulgaire. Mais si l'on compare les dogmes du Positivisme à leur application pratique par ses apôtres, nous devons admettre qu'il se peut qu'une doctrine incolore soit à la base du système. Le "grand prêtre" prêche que "la femme doit cesser d'être la femelle de l'homme" 154, la théorie des législateurs de cette école sur le mariage et la famille consiste surtout à faire de la femme la " simple compagne de l'homme", en la débarrassant de toute fonction maternelle 155. Ils s'apprêtent pour l'avenir à substituer à cette fonction, "chez la femme chaste", une force latente 156, mais, en même temps, quelques-uns de leurs prêtres laïques prêchent ouvertement la polygamie, [143] et d'autres affirment que leurs doctrines sont la quintessence de la philosophie spirituelle !

154 A. Comte. Système de Politique Positive, vol. I, p. 203.

155 Ibidem.

156 Ibidem.

157 Voir Des Mousseaux. Hauts Phénomènes de la Magie, chap. VI.

 

L'opinion du clergé Romain, hanté par le cauchemar chronique du diable, est que Comte offre sa "femme de l'avenir" à la possession des "incubes" 157. S'il faut en croire d'autres personnes plus prosaïques, la Divinité du Positivisme devrait, dorénavant, être considérée comme un bipède couveur. Littré, d'ailleurs, a fait quelques réserves prudentes en acceptant l'apostolat de cette merveilleuse religion. Voici ce qu'il écrivait en 1859 :

"M. Comte a pensé qu'il avait non seulement trouvé les principes, tracé les contours et fourni la méthode, mais encore qu'il avait déduit les conséquences et construit l'édifice social et religieux de l'avenir. C'est à propos de cette seconde partie de l'œuvre que nous faisons nos réserves. En ce qui concerne la première partie, nous l'acceptons comme un héritage, dans son ensemble complet." 158

Plus loin, il dit : "M. Comte, dans un grand ouvrage intitulé Système de la Philosophie Positive, établit les bases d'une philosophie (?) qui doit finalement supplanter toutes les théologies et l'ensemble des doctrines métaphysiques. Un tel ouvrage contient nécessairement une application directe au gouvernement des sociétés. Comme il ne renferme rien d'arbitraire (?) et comme nous y trouvons une science réelle (?) mon adhésion aux principes implique mon adhésion aux conséquences essentielles."

M. Littré se montre donc sous l'aspect d'un vrai fils de son prophète. En vérité, le système de Comte nous parait être bâti sur un jeu de mots. Lorsqu'ils disent Positivisme, il faut lire Nihilisme ; quand vous entendrez prononcer le mot chasteté, sachez que cela veut dire impudicité et ainsi de suite. Comme c'est une religion fondée sur une théorie négative, ses adhérents ne peuvent la pratiquer sans dire blanc lorsqu'ils veulent dire noir.

"La Philosophie positive, continue Littré, n'accepte point les idées de l'athéisme, car l'athée n'a point un esprit réellement émancipé : c'est encore un théologien à sa façon. Il donne son explication sur l'essence des choses, il sait comment elles ont commencé !… L'athéisme c'est le Panthéisme : ce système est encore tout à fait théologique et, par conséquent, il appartient aux anciens partis" 159.

 158 Littré. Paroles de Philosophie Positive.

159 Littré. Paroles de Philosophie Positive, VII, 57.

 

Ce serait, en vérité, perdre son temps que de pousser plus loin les citations de ces dissertations paradoxales. Comte arriva à l'apogée de l'absurdité et de l'inconséquence lorsque, après avoir inventé un système de philosophie, il le nomma une "Religion". Et, [144] comme cela arrive habituellement, les disciples ont dépassé en absurdité le réformateur. Les pseudo-philosophes qui brillent dans les Académies Comtistes d'Amérique, comme brille une lampyris noctiluca à côté d'une planète, ne nous laissent pas le moindre doute sur leur croyance. Ils opposent "ce système de pensée et de vie" élaboré par l'apôtre Français à "l'idiotie" du Spiritisme, et naturellement, donnent l'avantage au premier. "Pour détruire il faut remplacer", dit l'auteur du Catéchisme de la Religion Positive, citant ainsi Cassaudière sans lui payer tribut pour son idée, et les Comtistes cherchent à montrer par quelle sorte d'odieux système ils voudraient remplacer le Christianisme, le Spiritisme et même la Science.

"Le Positivisme", dit l'un d'eux, "est une doctrine intégrale. Il rejette complètement toutes les formes de croyances théologiques et métaphysiques, toutes les formes de surnaturalisme et, par conséquent, le Spiritisme. Le véritable esprit positiviste consiste à substituer l'étude des lois invariables des phénomènes à celles de leurs prétendues causes, soit immédiates, soit primaires. Sur ce terrain, il repousse  également l'athéisme, car l'athée, au fond, est un théologien". Et il ajoute en copiant Littré : "L'athée ne rejette pas les problèmes de la théologie  mais seulement leur solution. En cela, il se montre illogique. Nous, Positivistes, de notre côté nous rejetons le problème parce qu'il est inaccessible à l'intellect. Nous ne ferions que gaspiller notre force en cherchant en vain les causes premières et finales. Comme vous le voyez, le Positivisme donne une explication complète (?) du monde, de l'homme, de ses devoirs et de sa destinée… !" 160.

160 Spiritualism and Charlatanism.

 

C'est fort beau tout cela. Maintenant, par voie de contraste, nous allons citer ce qu'un véritable grand savant, le professeur Hare, pense de ce système. "La philosophie positive de Comte, dit-il, après tout,  est purement négative. Comte admet ne rien savoir des sources et des causes des lois de la nature. Leur origine est, selon lui, si parfaitement inscrutable qu'il est inutile de perdre son temps à des recherches dans cette direction. Comme de juste, sa doctrine fait de lui un ignorant complet des causes  des lois, des moyens par lesquels elles furent établies. Cette doctrine ne peut donc avoir pour base que l'argument négatif précité lorsqu'il vise des faits reconnus, ou rapports avec la création spirituelle. Ainsi, tout en laissant à l'athée son domaine matériel, le Spiritisme dans le même espace et au- dessus de lui érige un domaine qui le dépasse autant que  l'éternité l'emporte sur la moyenne de la durée de la vie humaine et que les régions illimitées [145] des étoiles fixes dépassent en étendue l'aire habitable de ce globe." 161.

161 Prof. Hare. On Positivism, p. 29.

 

Bref, le Positivisme se propose de détruire la Théologie, la Métaphysique, le Spiritisme, l'Athéisme, le Matérialisme, le Panthéisme et la Science et doit finir par se détruire lui-même. De Mirville pense que, d'après le Positivisme, "l'ordre ne commencera à régner dans l'esprit humain que le jour où la psychologie sera devenue une sorte de physique cérébrale et l'histoire une espèce de physique sociale." Le Mahomet moderne commence par débarrasser l'homme et la femme de Dieu et de leur âme. Puis, il éventre inconsciemment sa propre doctrine avec l'épée trop tranchante de la métaphysique qu'il avait toujours cru éviter, laissant ainsi de côté tout vestige de philosophie.

M. Paul Janet, membre de l'Institut, prononçait en 1864 un discours sur le Positivisme, discours dans lequel on trouve les remarquables passages qui suivent : "Il y a des esprits qui furent élevés et nourris dans les sciences exactes et positives mais qui, néanmoins, sont portés d'instinct vers la philosophie. Ils ne peuvent satisfaire cet instinct qu'avec les éléments qu'ils ont à leur portée déjà. Ignorant tout des sciences psychologiques, n'ayant étudié que les rudiments de la métaphysique, ils n'en sont pas moins disposés à combattre cette même métaphysique ainsi que la psychologie dont ils sont aussi mal informés. Ils s'imagineront ensuite avoir fondé une science positive : la vérité, cependant, est qu'ils ont seulement créé une théorie métaphysique, incomplète et mutilée. Ils s'arrogent l'autorité et l'infaillibilité qui n'appartiennent vraiment qu'à la science réelle, autorité et infaillibilité basées sur l'expérience et le calcul. Ils sont, eux, dépourvus de cette autorité parce que leurs idées, si défectueuses soient-elles, sont du même ordre que celles qu'ils combattent.

 D'où résultent la faiblesse de leur situation et la ruine finale de leurs idées, dispersées bientôt aux quatre vents du Ciel." 162.

 162 Journal des Débats, 1864. Voir aussi : Des Mousseaux. Hauts phénomènes de la Magie.

 

Les Positivistes d'Amérique ont uni leurs infatigables efforts pour renverser le Spiritisme. Cependant, pour montrer leur impartialité, ils posent des questions d'une nouveauté de ce genre : "... Quelle somme de raison trouve-t-on dans les dogmes de l'Immaculée Conception, de la Trinité, de la Transubstantiation, si nous les soumettons à l'analyse physiologique, mathématique et chimique ?" Ils se font forts "de dire que les divagations du Spiritisme ne surpassent pas en absurdité ces croyances éminemment respectables." Fort bien, mais il n'y a pas d'absurdité théologique ni d'illusion spirite qui puisse rivaliser de dépravation et [146] d'imbécillité avec la notion positiviste de la "fécondation artificielle". Ils refusent de penser aux causes premières et finales mais ils appliquent leurs théories insensées à la construction d'une femme impossible promise au culte des générations futures. La vivante et immortelle compagne de l'homme, ils la veulent remplacer par la fétiche femelle des Indiens de l'Obéah, l'idole de bois bourrée, chaque jour, d'œufs de serpents que les rayons du soleil font éclore !

Et, maintenant, il nous sera bien permis de demander au nom du sens commun, pourquoi les mystiques chrétiens seraient taxés de crédulité, ou les spirites consignés à Charenton, alors qu'une religion qui renferme d'aussi révoltantes absurdités trouve des disciples jusque parmi les académiciens ? Alors que nous trouvons dans la bouche de Comte des rhapsodies insensées qu'admirent ses fidèles et dont voici un échantillon ? "Mes yeux sont éblouis, ils s'ouvrent chaque jour davantage à la coïncidence toujours plus parfaite de l'avènement social du  mystère féminin avec la décadence spirituelle du sacrement eucharistique.  La vierge a déjà détrôné Dieu dans le cœur des catholiques du Midi ! Le Positivisme réalise l'Utopie du moyen âge en représentant tous les membres de la Grande famille comme issus d'une vierge mère, sans époux."... Après avoir indiqué le modus operandi, il dit encore : "Le développement du procédé nouveau causerait bientôt l'avènement d'une caste sans hérédité, mieux adaptée au recrutement des chefs spirituels, et même temporels, que les produits de la procréation vulgaire : leur autorité sera fondée sur une origine vraiment supérieure qui ne reculerait pas devant les enquêtes." 163

Nous pourrions, à bon droit, demander si l'on a jamais rencontré dans les "divagations du Spiritisme" ou même dans les mystères du Christianisme quelque chose de plus ridicule que cette "race future" idéale. Si la tendance du matérialisme n'est pas démentie par la conduite de quelques-uns de ses défenseurs, ceux qui prêchent ouvertement la polygamie, nous présumons que, issus ou non de cette race sacerdotale engendrée de la sorte, nous ne verrons point la fin de cette postérité – de ces rejetons de "mères sans époux."

Combien il est naturel qu'une philosophie susceptible d'engendrer une telle caste d'incubes didactes fasse exprimer par la plume d'un de ses plus plaisants revuistes des sentiments de ce genre : "Ce siècle est une époque triste, très triste, pleine de croyances mortes ou mourantes, remplie de prières inutiles qui cherchent vainement les dieux envolés. Mais c'est aussi une époque [147] glorieuse, pleine de la lumière dorée que répand le soleil levant de la Science. Que ferons-nous pour les naufragés de la foi, faillis de l'intelligence mais qui cherchent du réconfort dans le mirage du spiritisme ; les illusions du transcendantalisme ou les feux follets du mesmérisme… ?" 164

163 Philosophie positive, vol. IV, p. 279.

164 Dr F.R. Marvin. Lecture on Isanity and Mediomania.

165 Voir Howit. History of the Supernatural, vol. II.

 

Le feu follet, cette image si chère à maint micro-philosophe, a eu, lui aussi, à lutter pour être admis. Il n'y a pas si longtemps que ce phénomène, aujourd'hui familier, était énergiquement nié par un correspondant du Times de Londres. Ses assertions eurent un certain poids, jusqu'au jour où l'ouvrage du Dr Phipson appuyé sur les témoignages de Beccaria, de Humboldt et d'autres naturalistes trancha définitivement la question 165. Les Positivistes devraient choisir des expressions plus heureuses tout en suivant le progrès des découvertes scientifiques. Quant au Mesmérisme, il a été adopté dans plusieurs parties de l'Allemagne, et il est employé avec un succès incontestable dans plus d'un hôpital ; ses propriétés occultes se sont affirmées et sont reconnues par des médecins dont le talent, le savoir et la juste réputation ne sauraient être égalés par le prétentieux conférencier sur les médiums et la folie 166.

166 Expériences du Dr Charcot. Hypnotisme Charcotisme ? Soit. Mais ce sera toujours le mesmérisme et le magnétisme animal. Les faux nez n'y font rien. H.P.B. (Note manuscrite ne figurant pas dans la première édition.)

167 Pr Huxley. Physical Basis of Life.

 

Nous ajouterons seulement quelques mots, avant de quitter ce sujet déplaisant. Nous avons rencontré des Positivistes très satisfaits de l'illusion qu'ils se sont faite d'après laquelle les plus grands savants  d'Europe seraient des disciples de Comte. Nous ignorons jusqu'à quel point cette opinion est juste en ce qui concerne les autres savants, mais Huxley, considéré par l'Europe comme un des plus grands, et le Dr Maudley de Londres, à sa suite, déclinent on ne peut plus délibérément cet honneur. Dans une conférence faite, à Edimbourg, en 1868, sur les Bases physiques de la Vie, le premier se montre très choqué de la liberté prise par l'archevêque d'York qui l'avait rangé parmi les philosophes Comtistes. "En ce qui me concerne, dit M. Huxley, le très révérend prélat pourrait, avec sa dialectique, mettre en pièces M. Comte, comme un Agag moderne, que je ne chercherais pas à le retenir. J'ai étudié les caractéristiques de la philosophie positive et je n'ai presque rien trouvé qui fût de valeur scientifique. Par contre, j'ai vu bien des choses aussi opposées à l'essence même de la science que celles du catholicisme ultramontain. En fait, la philosophie de Comte, pour la pratique, pourrait être brièvement décrite comme un catholicisme sans christianisme." Plus loin, Huxley [148] s'emporte même : il en vient à accuser les Ecossais d'ingratitude pour avoir laissé l'évêque prendre Comte pour le fondateur d'une philosophie qui, de droit, appartient à Hume ? "C'était assez, s'écrie le professeur, pour faire tressaillir Hume dans sa tombe. Comment, alors que sa maison se trouve à portée de voix, un auditoire intéressé a, sans un murmure, écouté celui qui attribuait ses plus caractéristiques doctrines à un écrivain français, postérieur de cinquante années, écrivain verbeux et insipide dans  les pages duquel nous ne trouvons ni la vigueur de la pensée, ni la clarté du style !..." 167.

Pauvre Comte ! Il semble que les représentants les plus qualifiés de sa philosophie soient maintenant réduits, en ce pays du moins, à trois personnes : "un physicien, un médecin qui s'est fait une spécialité des maladies nerveuses et un avocat". Un critique très spirituel a surnommé ce trio réuni en désespoir de cause : "une triade anomalistique qui, au milieu de ses labeurs ardus, ne trouve pas le temps de se familiariser avec les principes et les lois de sa langue." 168

Pour clore le débat, les Positivistes ne négligent aucun moyen dans l'espoir de démolir le Spiritisme au profit de leur religion. Leurs grands prêtres ont pour mission d'emboucher infatigablement leurs trompettes : bien que les murs d'aucune Jéricho moderne ne paraissent devoir tomber en poussière sous leurs vibrations, encore n'épargnent-ils rien pour atteindre le but visé. Leurs paradoxes sont uniques et leurs accusations contre les Spirites sont d'une logique irrésistible. C'est ainsi que, dans une de leurs récentes conférences, il est dit : "L'exercice exclusif de l'instinct religieux produit l'immoralité sexuelle. Les prêtres, les moines, les nonnes, les saints, les médiums, les extatiques et les dévots sont fameux pour leur impudicité." 169

168 Allusion à une annonce parue dans un journal de New-York et signée par trois personnes qui s'attribuaient elles-mêmes ce sobriquet. Elles se donnaient comme formant un comité élu, deux années antérieurement, pour procéder à une enquête sur les phénomènes spirites. Les critiques dont la "triade" fut l'objet ont été publiées par une Revue : The New Era.

169 Dr Marvin. Lectures on Insanily and Mediomania, N.Y., 1875.

 

Alors que le Positivisme proclame bien haut qu'il est une religion, le Spiritisme, nous sommes heureux de le faire remarquer, n'a jamais prétendu être rien de plus qu'une science, une philosophie en voie de développement, ou plutôt une étude des forces cachées et encore inexpliquées de la nature. L'objectivité de ses divers phénomènes a été démontrée par plus d'un des vrais représentants de la science et niée, sans résultat, par ceux qui sont les "singes" de la Science. [149]

Enfin, constatons-le, nos Positivistes qui traitent avec un tel sans façon tous les phénomènes psychologiques, ressemblent au  rhétoricien de Samuel Butler : "... Il ne pouvait ouvrir la bouche sans qu'il en sortît un trope."

Nous voudrions qu'il n'y eût pas lieu de jeter nos regards de critiques au-delà de ces pédants qui usurpent le titre de savants. Mais il est indéniable que les sommités du monde scientifique traitent les questions nouvelles d'une manière qu'on ne relève pas assez alors  qu'elle mérite d'être critiquée. La circonspection née de l'habitude des recherches expérimentales, le passage prudent d'une opinion à une autre, la considération dont jouissent les autorités reconnues, tout contribue à produire un conservatisme de la pensée qui aboutit, naturellement, au dogmatisme. Le prix du progrès scientifique est trop souvent le martyre ou l'ostracisme de l'innovateur. C'est à la pointe de la baïonnette, pour ainsi dire, que le réformateur doit enlever la citadelle de la routine  et  du préjugé : il est rare qu'une main amie lui ait entre-bâillé la  moindre poterne. Il peut bien, à la rigueur, se permettre de ne pas tenir compte des protestations tapageuses et des critiques impertinentes dont est coutumier le petit personnel des antichambres de la science ; mais l'hostilité de l'autre clause constitue le danger réel que l'innovateur doit combattre et vaincre. Le savoir augmente rapidement mais ce n'est point au grand corps des savants qu'il en faut savoir gré. Ils ont toujours fait tout leur possible pour ruiner une découverte nouvelle et, du même coup, l'inventeur. La palme revient à qui triomphe de ces obstacles par son courage personnel, son intuition et sa persévérance. Il est bien peu de forces de la nature dont on ne se soit moqué au moment où leur découverte était annoncée, et qui n'aient été dédaignées comme absurdes et antiscientifiques. Elles blessent l'orgueil de ceux qui n'ont rien découvert, les justes prétentions de ceux que l'on a refusé d'entendre, jusqu'au moment où il devient imprudent de les rejeter. Mais alors, ô pauvre humanité égoïste ! Les inventeurs se vengent : ils deviennent, à leur tour, les adversaires et les oppresseurs, de ceux qui viennent, après eux, dans la voie de l'exploration des lois naturelles ! Ainsi, pas à pas, l'humanité se meut dans le cercle borné des connaissances : la science corrige constamment ses erreurs et rajuste, le lendemain, ses théories fausses de la veille. Tel fut le cas, non seulement pour les questions relevant de la psychologie comme le mesmérisme dans son double sens de phénomène à la fois physique et spirituel, mais encore pour les découvertes directement apparentées aux sciences exactes et faciles à démontrer.

Qu'y pouvons-nous ? Rappellerons-nous un passé pénible ? Montrerons-nous les érudits du moyen âge de connivence avec le [150] clergé pour nier la théorie héliocentrique, par crainte de heurter un dogme ecclésiastique ? Redirons-nous que de savants conchyologistes ont nié, jadis, que les coquillages fossiles trouvés répartis sur toute la surface du globe, eussent jamais été habités par des mollusques vivants ? Les naturalistes du XVIIIème siècle n'ont-ils pas déclaré que c'étaient simplement des fac-similés d'animaux ? Faut-il rappeler que ces naturalistes  se  sont  querellés  et  chamaillés,  et  même  se  sont   insultés mutuellement pendant près d'un siècle, au sujet de ces momies vénérables des siècles passés, jusqu'à ce que Buffon vînt rétablir la paix en démontrant que les négateurs se trompaient ? S'il est une chose peu transcendante, susceptible de se prêter à une étude précise, c'est bien une écaille d'huître. S'ils n'ont pu se mettre d'accord à cet égard, pouvons-nous espérer les voir consentir à croire que des formes éphémères de mains, de visages et même de corps entiers puissent apparaître dans les séances des médiums spirites, quand ces derniers sont honnêtes ?

Dans leurs heures de loisir, il est un livre que les sceptiques de la science liraient avec profit. C'est un livre publié par Flourens, Secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences. Il a pour titre : Histoire des recherches de Buffon. L'auteur y montre comment le grand naturaliste a combattu et finalement vaincu les défenseurs de la théorie des fac-similés ; comment ils ont continué à tout nier sous le soleil, au point que parfois la docte compagnie était atteinte d'une épidémie de négation. Elle niait Franklin et son électricité, tournait en dérision Fulton et sa vapeur comprimée, vota une camisole de force à l'ingénieur Perdonnet qui offrait de construire des chemins de fer, décontenançait Harvey, proclamait Bernard de Palissy "aussi stupide qu'un de ses propres vases."

Dans le livre souvent cité Conflit entre la religion et la science, le professeur Draper montre une tendance marquée à fausser le fléau de la justice en imputant au seul clergé toutes les entraves, tous les obstacles suscités au progrès de la Science. Avec tout le respect et toute l'admiration dont est digne ce savant écrivain, nous sommes forcés de protester pour rendre à chacun ce qui lui est dû. Les découvertes précitées sont, pour la plupart indiquées par l'auteur. A propos de chaque cas, il dénonce l'énergique résistance opposée par le clergé mais il tait l'opposition rencontrée invariablement par tout nouvel inventeur de la part de la Science. Sa maxime en faveur de la Science : "savoir c'est pouvoir" est évidemment juste. Mais l'abus de pouvoir, qu'il vienne d'un excès de sagesse ou d'un excès d'ignorance, est, au même degré, blâmable en ses effets. De plus, le clergé se trouve, maintenant, réduit au silence. Ses protestations, aujourd'hui, ne pourraient plus influencer le monde savant. Mais, alors que la théologie est reléguée à l'arrière-plan, les savants ont saisi, des [151] deux mains, le sceptre du despotisme et ils en usent, comme le Chérubin de son glaive flamboyant, aux portes de l'Eden – pour tenir le peuple à l'écart de l'arbre de la vie immortelle et le maintenir dans ce monde de matière périssable.

 Le directeur du Spiritualiste, de Londres, répondant au Dr Gully qui avait critiqué la théorie du brouillard de feu émise par Tyndall, fait observer que, si toute la cohorte des Spirites, dans le siècle où nous sommes, n'est pas brûlée vive, à Smithfield, c'est à la Science seule que nous sommes redevables de cette clémence. Soit, admettons que les savants soient, indirectement, les bienfaiteurs de l'humanité, en cette circonstance, c'est-à-dire qu'il ne soit plus de mode de brûler de savants érudits. Mais, est-il injuste de se demander si les dispositions manifestées à l'égard de la doctrine spirite par Faraday, Tyndall, Huxley, Agassiz et par d'autres, n'incitent pas à croire que si ces savants messieurs et leurs élèves disposaient du pouvoir illimité que possédait, jadis, l'Inquisition, les Spirites auraient plus de raisons d'inquiétude qu'ils n'en ont aujourd'hui ? Admettons que les savants n'auraient point fait brûler ceux qui croient à l'existence du monde des esprits – la crémation des vivants est prohibée par la loi – n'auraient-ils pas été dans les dispositions voulues pour envoyer tous les Spirites à Charenton ? Ne les appellent-ils pas des "maniaques incurables", des "fous hallucinés", des "adorateurs de fétiches ?" Ne leur prodiguent-ils pas d'autres qualificatifs aussi caractéristiques ? En vérité, nous ne voyons pas ce qui a pu exalter, à ce point, la reconnaissance du Spiritualist de Londres pour le patronage bienveillant des hommes de science. Nous croyons que les poursuites intentées à Londres contre le médium Slade par Mmes Lankaster et Donkin aurait dû finalement ouvrir les yeux des spirites aveuglés par des espérances trompeuses, et leur prouver qu'un matérialisme obstiné est souvent plus stupidement fanatique que le fanatisme religieux lui-même.

Un des écrits les plus habiles que nous devions au professeur Tyndall est son mordant essai sur : Martineau et le Matérialisme. C'est en même temps une œuvre que, dans quelques années, l'auteur sans aucun doute ne sera que trop prêt à expurger de certaines grossièretés impardonnables de style. Pour l'instant, néanmoins, nous laisserons ces dernières de côté pour examiner ce qu'il trouve à dire sur le phénomène de la conscience. Il cite cette question de M. Martineau : "Un homme peut dire : Je sens, je pense, j'aime ; mais comment la conscience vient-elle s'immiscer dans  le problème ?" Il répond : "Le passage de la physique du cerveau aux faits correspondants de la conscience est impensable. Etant donné  qu'une pensée définie et une action moléculaire naissent simultanément dans le cerveau, nous ne possédons ni organe [152] intellectuel ni, apparemment, aucun des rudiments de cet organe qui nous permettrait de passer par un procédé de raisonnement, de l'une à l'autre. Elles se produisent en même temps, mais nous ne savons pas pourquoi. Si nos sens et notre mental étaient assez étendus, fortifiés, éclairés pour que nous puissions voir et sentir les molécules mêmes du cerveau, suivre tous leurs mouvements, leurs groupements, leurs décharges électriques, s'il y en a, et si nous étions intimement au fait des états correspondants de la pensée et du sentiment, nous serions encore aussi loin que jamais de la solution du problème. Comment ces processus physiques sont-ils liés aux faits de conscience ? L'abîme entre les deux classes de phénomènes resterait encore intellectuellement infranchissable." 170

170 Tyndall. Fragments of Science.

 

Cet abîme aussi infranchissable pour Tyndall que le brouillard de feu, quand le savant se trouve face à face avec sa cause inconnaissable, n'est une barrière que pour les hommes dénués d'intuitions spirituelles. Le livre du professeur Buchanan : Esquisses de conférences sur le système neurologique de l'anthropologie, qui remonte à 1854, renferme des suggestions qui, prises en considération par les savants superficiels, leur montreraient comment on peut jeter un pont sur cet effrayant abîme. C'est un de ces greniers où la graine de pensée des récoltes futures est mise en réserve par un présent économe. Mais l'édifice du matérialisme est bâti tout entier sur cette fondation grossière : la raison. Quand ils ont étiré ses possibilités jusqu'à l'extrême limite, ses instructeurs peuvent, tout au plus, nous révéler un univers de molécules animées par une impulsion occulte. On peut déduire le meilleur diagnostic imaginable du mal dont souffrent nos savants de l'analyse par le professeur Tyndall de l'état mental du clergé ultramontain, en changeant très légèrement les noms. Au lieu de "guides spirituels", lisez : "savants" ; au lieu de "passé pré-scientifique", lisez : "présent matérialiste" ; lisez "esprit" au lieu de "science", et, dans le paragraphe suivant, nous avons le vivant portrait du savant moderne, portrait dessiné de main de maître :"... Leurs guides spirituels vivent exclusivement dans le passé pré-scientifique, à tel point que parmi eux, les intelligences vraiment fortes sont réduites à l'atrophie en ce qui concerne la vérité scientifique. Ils ont des yeux et ne voient pas, ils ont des oreilles et n'entendent pas : en effet leurs yeux et leurs oreilles sont prisonniers des visions et des sons d'un autre âge. Par rapport à la science, les cerveaux ultramontains, par manque d'exercice, sont virtuellement des cerveaux non-développés  d'enfants.  C'est  ainsi  que,  pareils à des enfants en connaissances scientifiques, [153] mais détenteurs puissants d'un pouvoir spirituel parmi les ignorants, ils encouragent et imposent des pratiques telles que le rouge de la honte monte aux joues des plus intelligents d'entre eux" 171. L'occultiste tend ce miroir à la science pour qu'elle soit à même de se reconnaître.

Depuis que l'histoire a enregistré les premières lois établies par l'homme, il n'y a pas encore eu un peuple dont le Code n'ait pas fait dépendre la vie et la mort de ses citoyens de l'affirmation de deux ou trois témoins dignes de foi. "Sur la déclaration de deux ou trois témoins, que celui qui mérite la mort soit mis à mort" : ainsi parle Moïse le premier législateur que nous rencontrons dans l'histoire ancienne 172. "Les lois qui envoient un homme à la mort sur la déposition d'un seul  témoin sont fatales à la liberté", dit Montesquieu. "La raison exige qu'il y ait deux témoins 173.

171 Tyndall. Preface to Fragments of Science.

172 Deutéronome, chap. XVII, 6.

173 Montesquieu. Esprit des Lois, I, XII, chap. 3.

 

Ainsi la valeur de la preuve testimoniale a été tacitement reconnue et acceptée dans tous les pays. Mais les savants, eux, ne veulent point admettre la preuve fondée sur le témoignage d'un million d'hommes contre un seul. C'est en vain que des centaines de milliers d'hommes témoignent des faits. Ils ont des yeux et ne voient pas ! Ils sont déterminés à rester aveugles et sourds. Des démonstrations pratiques répétées durant trente ans et le témoignage de quelques millions de croyants en Amérique et en Europe méritent certainement jusqu'à un certain point le respect et l'attention, alors, surtout, que le verdict de douze spirites qu'influencent les preuves fournies par deux autres témoins quelconques suffit pour envoyer au bagne ou à l'échafaud même un savant, et, peut être – qui sait ? – pour un crime commis sous l'influence d'une commotion des molécules cérébrales non contenue par la conscience d'un CHATIMENT moral à venir.

Devant la Science, vue d'ensemble, comme but divin, le  monde civilisé tout entier devrait s'incliner avec respect et vénération. Seule, en effet, la Science permet à l'homme de comprendre la Divinité par la juste appréciation de ses œuvres. "La science est la compréhension de la vérité ou des faits, dit Webster, c'est une recherche de la vérité pour elle-même en la poursuite de la connaissance pure". Si la définition est correcte, alors, en majorité, nos modernes érudits se sont montrés infidèles à leur déesse. "La vérité pour elle-même" ; Mais où faut-il chercher les clefs de chacune des vérités dans la nature, si ce n'est dans le mystère encore inexploré de la psychologie ? Pourquoi faut-il qu'en [154] étudiant la nature, tant de savants fassent un choix parmi les faits et n'étudient que ceux qui  cadrent le mieux avec leurs préjugés ?

La Psychologie n'a point de pires ennemis que les tenants de l'école médicale connus sous le nom d'allopathes. On perd son temps à leur rappeler que, de toutes les sciences prétendues exactes, la médecine reconnaît être celle qui mérite le moins ce qualificatif. Plus que n'importe quelle branche des sciences médicales, la psychologie devrait attirer l'attention des médecins puisque, sans elle, leurs pratiques dégénèrent en conjectures, en intuitions fortuites. Cependant ils la négligent presque entièrement. Le moindre dissentiment portant sur les doctrines qu'ils ont promulguées est envisagé comme une hérésie et c'est en vain qu'une méthode impopulaire et non reconnue sauve des milliers d'individus ; en bloc les médecins sont prêts à repousser toute innovation et tout innovateur. Ils s'en tiennent à leurs hypothèses admises et à leurs ordonnances tant que l'innovation n'aura pas reçu régulièrement droit de cité. En attendant, des milliers d'infortunés malades peuvent périr : c'est d'importance secondaire. L'essentiel c'est que soit sauf l'honneur professionnel.

Théoriquement, la médecine est la plus bienfaisante des sciences : en fait il n'en est point où soient si nombreux les exemples de parti pris mesquin, de matérialisme, d'athéisme et d'obstination malveillante. Les prédilections et le patronage des pontifes de la médecine se mesurent rarement à l'utilité d'une découverte. La saignée (sangsues, ventouse, lancette) a connu une vogue épidémique pour tomber enfin dans une disgrâce bien méritée. Il fut un temps où l'eau,  qu'on administre aujourd'hui librement aux fiévreux, leur était refusée. Les bains chauds ont été supplantés par l'eau froide et on a connu la manie de l'hydrothérapie. Le quinquina, qu'un partisan moderne de l'autorité biblique s'efforce sérieusement d'assimiler à "l'arbre de vie" du paradis 174, le quinquina, apporté  en  Espagne  en  1632,  a  été  longtemps  négligé.  Pour  une fois, l'Eglise a montré plus de sagacité que la Science. A la requête du Cardinal de Lugo, Innocent X lui donna son puissant patronage.

174 C.B. Warring.

 

Dans un livre ancien, intitulé Demonologia, l'auteur cite bien des cas où des remèdes importants, négligés d'abord, ont été ensuite mis  en lumière par des circonstances fortuites. Il montre encore que, pour la plupart, les découvertes de la médecine ne sont, en définitive, que "la résurrection et la réadoption de pratiques très anciennes". Au XVIIIème siècle, la racine de fougère mâle était vendue et vantée comme remède souverain contre le ver solitaire, par une dame Nouffleur, charlatan en jupons. Le secret fut livré [155] à Louis XV, moyennant une somme élevée, après quoi, les médecins découvrirent que Gallien recommandait et administrait ce remède pour cette maladie. La fameuse poudre antigoutteuse du duc de Portland était le diacentaureon de Gœlius Aurelianus. Plus tard, on établit que les plus anciens écrivains sur la médecine s'en servaient et qu'eux-mêmes l'avaient trouvé  dans les ouvrages des philosophes grecs de l'antiquité. Il en est de même pour l'eau médicinale qui porte le nom du Dr Husson. Ce fameux remède contre la goutte fut reconnu, sous son nouveau masque, comme le Colchicum autumnale (safran des prairies), identifié à une plante appelée Hermodactylus dont les mérites, comme sûr antidote de la goutte, furent reconnus et défendus par Oribase, grand médecin du IV° siècle, aussi bien que par Ætius Amidenus, autre éminent médecin d'Alexandrie au  V° siècle. Postérieurement, ce remède avait été abandonné : il lui suffisait d'être trop vieux pour que les membres des facultés médicales qui florissaient vers la fin du siècle dernier le rejettent !

Le grand Magendie lui-même, le sage physiologiste, n'était pas au- dessus de ce travers qui consiste à découvrir ce qui avait déjà été découvert et trouvé bon par les plus anciens médecins. Le remède proposé par lui contre la phtisie, c'est-à-dire l'usage de l'acide prussique, se trouve dans les ouvrages de Lumæus, amenitates Academicœ, volume IV. Il y montre que l'eau distillée de laurier était employée avec grand avantage dans le cas de phtisie pulmonaire. Pline aussi nous assure que l'extrait d'amandes et de noyaux de cerises guérit les toux les plus opiniâtres. Selon la juste remarque de l'auteur de Demonologia, on peut, sans crainte aucune, affirmer que "les diverses préparations d'opium, prônées comme des découvertes modernes, se trouvent toutes dans les ouvrages des auteurs anciens" si discrédités, de nos jours.

 Tout le monde admet, que de temps immémorial, le lointain Orient a été la terre du savoir. Pas même en Egypte, la botanique et la minéralogie n'ont été si profondément étudiées que par les savants de l'Asie Centrale archaïque. Spengel, si injuste et si plein de parti pris qu'il se montre pour tout le reste, en convient dans son Histoire de la médecine. Et pourtant, toutes les fois que l'on discute de Magie, celle de l'Inde se présente rarement à l'esprit ; c'est que sa pratique générale, dans ce pays, est moins connue que celle de tous les autres peuples de l'antiquité. Chez les hindous, elle était et elle est encore plus ésotérique, si possible, qu'elle ne l'avait été même parmi les prêtres Egyptiens. On la tenait pour si sacrée que son existence n'était qu'à moitié admise et on n'y recourait publiquement qu'à l'occasion de grandes circonstances. C'était plus qu'une affaire religieuse, car on la tenait pour divine. Les hiérophantes Egyptiens, malgré leur [156] moralité sévère et pure, ne pouvaient être comparés aux ascètes gymnosophes, ni pour la sainteté de leur vie, ni pour les pouvoirs qu'ils développaient en eux par leur renoncement surnaturel à toutes les choses de la terre. Tous ceux qui les connaissaient bien les tenaient en plus grande vénération que les Mages de la Chaldée. Se refusant les satisfactions du plus simple bien-être, ils vivaient dans les bois et y menaient la vie des ermites absolument retirés du monde 175 : leurs frères d'Egypte formaient, du moins, des communautés. En dépit du blâme que l'histoire fait peser sur tous ceux qui ont pratiqué la magie ou la divination, elle reconnaît que les secrets les plus importants de la médecine étaient en leur possession et que leur habilité pratique était sans égale. Nombreux sont les ouvrages conservés dans les monastères Hindous où sont consignées les preuves de leur savoir. Savoir si les gymnosophes ont fondé réellement la magie dans l'Inde ou s'ils ont seulement mis à profit  l'héritage  des  plus  anciens Rishis 176, les sept sages primitifs, serait considéré par  les érudits, amoureux de précision, comme une vaine spéculation. Voici ce qu'en dit un auteur moderne : "Le soin qu'ils prenaient d'instruire la jeunesse, de la familiariser avec les sentiments généreux et vertueux, leur fit le plus grand honneur. Leurs maximes et leurs discours, rapportés par les historiens, prouvent qu'ils étaient passés maîtres en tout ce qui concerne la philosophie, la métaphysique, l'astronomie, la morale et la religion." Ils  ne perdaient pas leur dignité sous la loi des princes les plus puissants, qu'ils n'auraient pas condescendu à visiter, qu'ils n'auraient pas dérangés pour obtenir la plus mince faveur. Si ces puissants désiraient l'avis ou les prières de ces hommes saints, ils étaient obligés d'aller eux-mêmes les trouver ou de leur envoyer des messagers. Les vertus des plantes et des minéraux n'avaient plus de secrets pour ces hommes. Ils avaient sondé la nature jusque dans ses profondeurs, la psychologie et la physiologie étaient pour eux livres ouverts et ils avaient de la sorte conquis cette science ou machagiotia que l'on nomme aujourd'hui, si dédaigneusement, la Magie.

175 Ammien Marcellin, XXIII, 6.

176 Les Rishis étaient au nombre de sept. Ils vivaient à l'époque précédant l'ère védique. On les connaissait sous le nom de sages et on les révérait comme des demi-dieux. Haugh montre qu'ils occupaient dans la religion Brahmanique une position analogue à celle des douze fils de Jacob dans la Bible Juive. Les Brahmanes prétendent descendre directement de ces Rishis.

 

Les miracles rapportés dans la Bible sont devenus des faits acceptés par les Chrétiens. En douter est regardé comme un manque de foi ; mais les récits, les merveilles et prodiges rapportés dans l'Atharva-Veda  177 tantôt [157] provoquent le mépris, tantôt sont tenus pour des preuves de diabolisme. Et cependant, sous plus d'un rapport – et malgré la répugnance de certains érudits sanscritistes – nous pouvons prouver leur identité. En outre, comme les savants ont établi la grande antériorité des Védas sur la Bible juive, il est facile d'inférer que, si l'un des deux livres a fait des emprunts à l'autre, ce n'est pas les livres Sacrés Hindous qui peuvent être accusés de plagiat.

En premier lieu, leur cosmogonie prouve à quel point est erronée l'opinion qui prévaut chez les nations civilisées que Brahma fût jamais considéré par les Hindous comme leur Dieu Suprême ou principal. Brahma est une divinité secondaire et, comme Jéhovah, "un être qui  meut les eaux". Il est le dieu créateur, et dans ses représentations allégoriques, il possède quatre têtes, correspondant aux quatre points cardinaux. C'est le démiurge, l'architecte du monde. "Dans l'état primordial de la création, dit Polier, dans sa Mythologie des Indous, l'univers rudimentaire, submergé par l'eau, reposait dans le sein de l'Eternel. Jailli de ce chaos et de ces ténèbres, Brahma, l'architecte du monde, reposait sur une feuille de lotus et flottait (se mouvait ?) sur les eaux, incapable de rien discerner si ce n'est l'eau et les ténèbres". Avec la cosmogonie Egyptienne, l'identité est absolue. Elle nous montre, dès ses premiers versets, Athtor 178 ou la Nuit Mère (qui représente les ténèbres sans limites) comme l'élément primordial recouvrant  l'abîme  infini,  animé  par  l'eau  et  par  l'esprit  universel de l'Eternel qui demeurait seul dans le chaos. Comme dans les Ecritures Juives, l'histoire de la création commence avec l'esprit de Dieu et son émanation créatrice qui constitue une autre Divinité 179. En percevant un état de choses aussi lugubre, Brahma, consterné, monologue ainsi : "Qui suis-je ? D'où suis-je venu ?" Il entend alors une voix qui lui répond : "Adresse ta prière à Blagavat – l'Eternel, connu, aussi, comme Parabrahma." Brahma, cessant de nager, s'assied sur le lotus dans une attitude de contemplation et médite sur l'Eternel qui, satisfait de cette preuve de pitié, disperse les ténèbres primordiales et ouvre son entendement. "Après cela, Brahma sort de l'œuf universel (le chaos infini) sous forme de lumière, car son entendement est maintenant ouvert, et il se met à l'œuvre. Il se meut sur les eaux éternelles, l'esprit de Dieu étant en lui ; il est Narayana, en sa qualité d'être qui meut les eaux."

177 Le quatrième Veda.

178 Orthographe adoptée dans le Archaïc Dictionary.

 

Le lotus, fleur sacrée des Egyptiens, comme elle est celle des Hindous, est le symbole d'Horus comme de Brahma. On trouve le lotus dans tous les temples du Tibet ou du Népal et la signification [158] de ce symbole est fort suggestive. La branche de lys que l'archange offre à la Vierge Marie dans les tableaux de "l'Annonciation", a, dans son symbolisme ésotérique, précisément la même signification. Nous renvoyons le lecteur à l'ouvrage de Sir William Jones 180. Chez les Hindous, le lotus est l'emblème de la puissance productive de la nature, par l'action du feu et de l'eau (l'esprit et la matière). "Eternel, dit un des versets de la Bhagavad Gita, Je vois Brahma, le créateur intronisé en toi sur le lotus !"Et Sir W. Jones montre que les graines de lotus contiennent, même avant de germer, des feuilles parfaitement formées, miniatures des formes de la plante qu'elles deviendront un jour. Ou, comme le dit l'auteur de The Heathen Religion : "la nature nous donne ainsi un spécimen de la préformation de ses productions". Plus loin, il ajoute : "la semence de toutes les plantes phanérogames qui portent de véritables fleurs contient un embryon de plante déjà formé" 181.

179 Nous ne voulons pas parler de la Bible courante, mais de la véritable Bible Juive expliquée selon la Cabale.

180 Dissertations Relating to Asia.

181 Dr Gross, p. 195.

 

Chez les Bouddhistes, le lotus a la même signification. La naissance de son fils fut annoncée à Maha-Maya, ou Maha-Deva, la mère de Gautama Bouddha, par le Bhôdisât (l'esprit de Bouddha) qui apparut au pied de sa couche tenant un lotus à la main. C'est ainsi qu'Osiris et Horus sont également représentés toujours avec la fleur du lotus comme attribut.

Ces faits tendent à prouver, tous, que cette idée possède une origine identique dans les trois systèmes religieux Hindou, Egyptien et Judaïco- Chrétien. Partout où le nénuphar mystique (le lotus) est représenté, il signifie l'émanation de l'objectif hors du caché ou subjectif – la pensée éternelle de la Divinité toujours invisible, passant de la forme abstraite dans la forme concrète ou visible. Car, aussitôt que les ténèbres furent dissipées et que "la lumière fut", l'entendement de Brahma fut ouvert et il vit dans le monde idéal (jusqu'alors éternellement caché dans la pensée Divine) les formes archétypes de toutes les choses futures et infinies qui seraient appelées à l'existence et, ainsi, rendues visibles. A ce premier stade de l'action, Brahma n'est pas encore l'architecte, le constructeur de l'univers. Car il va lui falloir, comme un architecte, prendre d'abord connaissance du plan et comprendre les formes idéales qui reposaient dans le sein de l'Eternel, comme les feuilles futures du lotus cachées dans la graine. C'est à cette idée que nous devons recourir pour trouver l'origine et l'explication du verset de la cosmogonie juive dans lequel on lit : "Et Dieu dit, que la terre produise. l'arbre à fruit donnant son fruit selon son espèce, dont la semence est en elle-même." Dans [159] toutes les religions primitives, le "Fils du Père" est le Dieu Créateur. C'est-à-dire qu'il est Sa pensée rendue visible. Avant l'ère chrétienne, depuis la Trimourti des Hindous, jusqu'aux trois têtes cabalistiques des  Ecritures Juives expliquées, le triple dieu de chaque nation a été complètement défini et substantialisé dans les allégories usitées par chacune. Dans la religion chrétienne, nous voyons seulement la greffe artificielle d'une nouvelle branche sur l'ancien tronc. Le lys que tient l'archange, au moment de l'annonciation, symbole adopté par les Eglises grecque et romaine, établit l'identité de l'interprétation métaphysique.

Le lotus est le produit du feu (chaleur) et de l'eau : double symbole de l'esprit et de la matière. Le Dieu Brahma est la seconde personne de la Trinité. Jehovah (Adam-Kadmon) l'est aussi, comme Osiris, ou plutôt Pimandre, le pouvoir de la Pensée Divine, d'Hermès. Car c'est Pimandre qui représente la racine de tous les dieux Solaires Egyptiens. L'Eternel est l'Esprit de Feu qui réveille, fait fructifier et développe en forme concrète tout ce qui est né de l'eau ou de la terre primordiale, tout ce qui sortit de Brahma par évolution ; mais l'univers est lui-même Brahma et il est l'univers.  C'est  la  philosophie  de  Spinoza,  tirée  par  lui  de  celle de Pythagore : c'est la même pour laquelle Bruno mourut martyr. Cet événement qui fait date montre combien la théologie chrétienne s'est éloignée de son point de départ. Bruno a été exécuté pour l'exégèse d'un symbole adopté par les premiers chrétiens et interprété par les apôtres ! La branche de lotus du Bhôdisât et plus tard de Gabriel représente le feu et l'eau ou l'idée de la création et de la génération. On l'a mis en œuvre dans le plus ancien dogme du sacrement de baptême.

Les doctrines de Bruno et de Spinoza sont presque identiques. Cependant les expressions employées par le second sont plus voilées et choisies avec beaucoup plus de précaution que celles que nous rencontrons dans les théories de l'auteur de Causa Principio et Uno ou de Infinito Uniuerso e Mondi. Bruno qui reconnaît que Pythagore est la source de ses connaissances et Spinoza qui sans en convenir aussi franchement, laisse sa philosophie trahir le secret, envisagent la Cause Première du même point de vue. Pour eux, Dieu est une entité pleinement per se, un Esprit Infini et le seul Etre tout à fait libre et indépendant des effets comme des causes autres que lui-même. C'est lui qui, par cette même Volonté qui engendra toutes choses et donna la première impulsion à toute loi cosmique, maintient perpétuellement l'existence et l'ordre pour toutes choses dans l'univers, comme les Swâbhâvikas Hindous, qu'on appelle bien à tort Athées, prétendent que toutes choses, les hommes aussi bien que les dieux et les esprits, [160] sont nés de Swâbhâva ou de leur propre nature 182, de même, Spinoza et Bruno furent tous deux amenés à conclure qu'il faut chercher Dieu dans la nature et non pas en dehors. En effet, la création est proportionnée à la puissance du Créateur et, par  conséquent, l'univers, aussi bien que son Créateur, doit être infini et éternel, c'est-à-dire une forme émanant de sa propre essence, créant une autre forme à son tour. Les commentateurs modernes affirment que Bruno "sans être soutenu par l'espoir d'un autre monde meilleur, abandonna plutôt la vie que ses opinions". C'est laisser entendre que Giordano Bruno ne croyait pas à la continuation de l'existence humaine après la mort. Le professeur Draper déclare plus catégoriquement que Bruno ne croyait pas à l'immortalité de l'âme. Parlant des innombrables victimes que fit l'intolérance de l'Eglise Papiste, il remarque : "Le passage de cette vie à la vie qui suit, bien que l'épreuve fût dure, était pour les victimes le passage d'un trouble transitoire à l'éternelle félicité. En route à travers la sombre vallée, le martyr croyait qu'il serait conduit par une main invisible. Bruno n'eut pas un point d'appui de ce genre. Les opinions philosophiques auxquelles il sacrifia sa vie ne pouvaient lui procurer aucune consolation" 183.

182 Brahma ne crée pas la terre, mirtlok, pas plus que le reste de l'univers. Evolué lui-même de l'âme du monde, après séparation de la Cause Première, il émane à son tour la nature entière hors de lui- même. Il ne plane pas au-dessus d'elle, mais il se confond avec elle. Ainsi Brahma et l'Univers forment un seul Etre dont chaque particule est dans son Essence, Brahma lui-même qui procéda de lui-même. (Burnouf. Introduction, p. 118).

183 Religion et Science.

 

 

Mais il semble que le professeur Draper connaisse très superficiellement les véritables croyances des philosophes. Nous pouvons laisser hors de cause Spinoza ; qu'il reste même un athée, un matérialiste endurci pour les critiques. La prudence dont il fait preuve dans ses ouvrages nous permet très difficilement d'avoir une idée exacte de ce que furent ses sentiments réels, à moins de lire entre les lignes et d'être complètement au fait du sens caché de la métaphysique Pythagoricienne. Mais Giordano Bruno, s'il acceptait les doctrines de Pythagore, devait croire à une autre vie. Il ne pouvait donc être un athée que sa philosophie laissât sans "consolation" de ce genre. Son procès, puis sa confession, donnés par le professeur Domenico Berti, dans sa Vie de Bruno, établie d'après les documents originaux tout récemment publiés, prouve, sans aucun doute, ce que furent les véritables philosophies, croyances et doctrines de Bruno. D'accord avec les Platoniciens d'Alexandrie et les Cabalistes d'une époque plus récente, Bruno estimait que Jésus était un magicien dans le sens attribué à ce mot par Porphyre et Cicéron qui l'appelle divina sapientia (Sagesse divine) et par Philon le Juif  qui décrivait les Mages [161] comme de merveilleux investigateurs des mystères cachés de la nature. Il n'était pas question du sens avili que notre siècle donne au mot magie. Suivant sa noble conception, les Mages étaient de saints hommes qui, s'isolant de toute autre préoccupation terrestre, contemplaient les vertus divines, comprenaient plus clairement la divine nature des dieux et des esprits. C'est ainsi qu'ils initiaient les autres aux mêmes mystères qui ont pour but de conserver, sans interruption pendant la vie, des relations avec ces êtres invisibles. Mais nous montrerons mieux quelles furent les convictions philosophiques intimes de Bruno en citant quelques passages de l'acte d'accusation et de sa propre confession.

Les chefs d'accusation dans la dénonciation de Mocenigo, sont ainsi conçus : "Moi, Zuane Mocenigo, fils du très-illustre seigneur Marcantonio, je dénonce à votre très révérende paternité, pour obéir à ma conscience et sur l'ordre de mon confesseur, les propos tenus par Giordano Bruno. Je les ai entendus plusieurs fois quand il conversait avec moi dans ma maison. Il a dit que les catholiques blasphèment grandement quand ils affirment la transsubstantiation du pain en chair ; qu'il est opposé à la messe ; qu'aucune religion ne le satisfait ; que le Christ est un mécréant (un tristo) et que s'il accomplit des œuvres mauvaises afin de séduire le peuple, il pouvait bien prédire qu'il devrait être empalé ; qu'en Dieu il n'y a point de personnes distinctes, qu'autrement Dieu serait imparfait ; que le monde est éternel, qu'il y a des mondes infinis et que Dieu les fait continuellement parce que, dit-il, Il désire tout ce qu'Il peut ; que le Christ fit des miracles apparents, qu'il était un magicien, comme les apôtres, que lui, Bruno, avait l'intention de faire autant et plus qu'eux ; que le Christ répugnait à mourir, qu'il évita la mort tant qu'il put ; qu'il n'y a pas de châtiment du péché et que les âmes créées par l'opération de la nature passent d'un animal à l'autre, que les brutes animales sont nées de la corruption et qu'il en est de même pour les hommes quand ils renaissent après la dissolution de leur corps."

Si perfides qu'ils soient, les mots cités plus haut, indiquent absolument que Bruno croyait à la métempsychose de Pythagore qui, si mal comprise soit-elle, prouve encore une croyance dans la survie de l'homme, sous une forme ou une autre. Plus loin, l'accusateur dit :

"Il a laissé comprendre son désir de fonder une nouvelle secte sous le nom de "Nouvelle Philosophie". Il a dit que la Vierge n'avait pu enfanter et que notre foi catholique est pleine de blasphèmes contre la majesté de Dieu ; que les moines devraient être privés du droit de dispute et de leurs revenus parce qu'ils [162] souillent le monde ; Qu'ils étaient tous des ânes et que nos opinions sont des doctrines d'ânes ; Que nous n'avons aucune preuve que notre foi ait un mérite quelconque devant Dieu ; Que ne pas faire aux autres ce que nous ne voudrions pas qu'on nous fît à nous-mêmes suffit pour vivre bien, et qu'il se rit de tous les autres péchés et qu'il s'étonne que Dieu puisse tolérer tant d'hérésies parmi les catholiques. Il dit qu'il veut se vouer à l'art de la divination et faire que tout le monde coure après lui ; que saint Thomas et tous les docteurs ne savaient rien comparativement à lui et qu'il pourrait poser des questions à tous les premiers théologiens du monde sans qu'ils fussent capables d'y répondre."

 A cette accusation, le philosophe répondit par la profession de foi suivante commune à tous les disciples des anciens maîtres :

"Je crois, en somme, à un univers infini c'est-à-dire à un effet du pouvoir divin infini parce que j'ai estimé qu'il serait indigne de la bonté et de la puissance divines qu'elles eussent produit un monde fini alors qu'elles sont capables, outre ce monde, d'en produire un autre ou une infinité d'autres. C'est pourquoi j'ai déclaré qu'il y a des mondes particuliers infinis semblables à celui de la terre. Avec Pythagore, je crois que la terre est un astre de même nature que la lune et les autres planètes, les autres astres qui sont infinis. Je crois que tous ces corps sont des mondes, qu'ils sont innombrables : ainsi est constituée l'infinie universalité dans un espace infini et c'est ce qu'on appelle l'univers infini dans lequel sont des mondes sans nombre de sorte qu'il y a une double sorte de grandeur infinie dans l'univers, et une multitude des mondes. D'une façon indirecte, on peut considérer cette manière de voir comme une contradiction avec la vérité selon la véritable foi.

En outre, je place dans cet univers une Providence universelle en vertu de laquelle tout vit, croît, se meut et atteint sa perfection. Je comprends cela de deux manières. La première est relative au mode d'après lequel l'âme entière est présente dans tout le corps et dans chacune de ses parties : je l'appelle nature, l'ombre et l'empreinte de la divinité. La seconde, c'est le mode ineffable dans lequel Dieu, par essence, présence et puissance, est dans tout et au-dessus de tout, non comme une partie de ce tout, non comme une âme, mais d'une manière inexplicable.

Je crois, aussi, que tous les attributs dans la divinité sont une seule et même chose. D'accord avec les théologiens et les grands philosophes, je saisis trois attributs : puissance, sagesse et bonté, ou plutôt, mental, intellect, amour, qui acquièrent l'être dans le mental :  ils acquièrent ensuite une nature ordonnée et distincte par l'intellect, ils arrivent enfin à la concorde et à la symétrie par l'amour. Aussi je conçois l'être dans tout et au-dessus [163] de tout, parce qu'il n'y a rien qui ne participe pas à l'être et qu'il n'y a pas d'être sans essence, de même qu'il n'y a rien de beau sans que la beauté soit présente. Aussi, rien n'est exempt de la présence divine. C'est donc par la raison et non par le moyen d'une vérité substantielle que je conçois la distinction dans la divinité.

Admettant, donc, que le monde a été produit et formé, je comprends que, en tenant compte de son être total, il dépend de la cause première et qu'ainsi il n'est pas en contradiction avec ce qu'on nomme création. C'est aussi ce qu'exprime Aristote quand il dit : "Dieu est ce dont dépend le monde et toute la nature." Par conséquent, suivant la définition de saint Thomas, qu'il soit éternel ou dans le temps, il est, de par tout son être, dépendant de la cause première et rien en lui n'est indépendant.

J'arrive aux questions qui relèvent de la vraie foi. Je ne m'expliquerai pas en philosophe pour aborder l'individualité des personnes divines, la sagesse et le fils du mental appelé par les philosophes : l'intellect et par les théologiens le verbe qui, d'après ces derniers, a assumé de chair humaine. Mais moi, m'en tenant aux termes de la philosophie, je ne l'ai pas compris ainsi : j'ai douté et je n'ai pas, à cet égard, été constant dans ma foi. Non que je me souvienne de l'avoir laissé paraître dans mes écrits et mes paroles, si ce n'est indirectement et par déduction, à propos d'autres questions. On peut réunir quelques indications comme il est toujours possible de le faire pour un esprit inventif, pour un professionnel, quand il s'agit de ce qui est susceptible d'être prouvé par le raisonnement, conclu d'après nos lumières naturelles. Ainsi, pour ce qui regarde le Saint-Esprit en tant que troisième personne, je n'ai pas été capable de comprendre ainsi qu'on doit croire. Mais à la manière Pythagoricienne, en conformité avec l'interprétation de Salomon, j'ai compris le Saint-Esprit comme l'âme de l'Univers ou comme adjoint à l'Univers.   C'est être d'accord avec la Sagesse de Salomon qui a dit : "L'esprit de Dieu remplit toute la terre et ce qui contient toutes choses." C'est également conforme à la doctrine Pythagoricienne expliquée par Virgile dans l'Enéide :

Principio cœleum ac terras camposque liquentes, Lucentemque globum Lunœ, Titaniaque Astra Spiritus intus alit, totamque, infusa per artus, Mens agitat molem… 184 et les vers qui suivent.

184 Dès l'origine, un souffle intérieur entretient le ciel, la terre, les plaines liquides, le globe brillant de la Lune et les astres des Titans ; l'esprit pénétrant les membres des corps, fait mouvoir la masse entière. (N.d.T.)

 

Donc, de cet esprit qu'on appelle la vie de l'univers tel que ma philosophie le comprend, procède la vie et l'âme pour tout ce qui possède une vie et une âme. Je crois l'âme immortelle. Les corps sont immortels aussi, quant à leur substance, car il n'y a pas d'autre mort que  la division de la congrégation : cette doctrine semble exprimée dans l'Ecclésiaste qui dit : "Il n'y a rien de nouveau sous le soleil, ce qui est c'est ce qui fut."

Bruno confesse de plus qu'il est incapable de comprendre la doctrine de trois personnes dans la Divinité, ses doutes sur l'incarnation de Dieu en Jésus. Mais il affirme énergiquement sa foi dans les miracles du Christ. Comment pouvait-il, étant un philosophe Pythagoricien, les renier ? Si, courbé sous l'impitoyable contrainte de l'Inquisition, Bruno, comme Galilée, se rétracta plus tard pour implorer la clémence de ses persécuteurs ecclésiastiques, n'oublions pas qu'il parlait comme un homme placé  entre la torture et le bûcher et que la nature humaine ne peut pas toujours rester héroïque quand le corps est épuisé par les supplices et la prison.

Sans l'apparition opportune de l'ouvrage si important de Berti, nous aurions continué à révérer Bruno comme un martyr dont le buste méritait bien d'être haut placé dans le Panthéon de la science exacte, couronné des lauriers que Draper lui décerne. Mais nous voyons maintenant que leur héros d'un jour, n'est ni athée, ni matérialiste, ni positiviste ; c'est seulement un Pythagoricien qui enseigna la philosophie de la  Haute-Asie et se vanta de posséder les pouvoirs de ces magiciens si méprisés par l'école de Draper ! Rien de plus amusant que ce contretemps n'est survenu depuis qu'il a été découvert par d'irrévérencieux archéologues que la prétendue statue de Saint Pierre n'est rien d'autre que le Jupiter du Capitole et que l'identité de Bouddha avec le catholique Saint Josaphat a  été prouvée de façon satisfaisante.

On peut donc fouiller les archives de l'histoire comme on voudra et on verra qu'il n'y a pas une bribe de philosophie moderne qu'il s'agisse de celle de Newton, de Descartes, de Huxley ou d'autres, qui n'ait été tirée de la mine Orientale. Le Positivisme et le Nihilisme eux-mêmes ont leur prototype dans la partie exotérique de la philosophie de Kapila, comme le fait judicieusement remarquer Max Müller. C'est l'inspiration des sages de l'Inde qui a imprégné les mystères de Pragnâ Pâramitâ  (la  sagesse parfaite) ; leurs mains ont bercé le premier ancêtre de ce faible mais bruyant enfant que nous avons baptisé SCIENCE MODERNE.