RENONCEMENT A SOI-MEME
Réponse – C'est le Renoncement à soi-même, par lequel on donne aux autres plus qu'à soi-même ; voilà ce qui a caractérisé d'une manière si frappante les plus grands Maîtres de l'Humanité, tels que le Gautama Bouddha historique et le jésus de Nazareth, des Evangiles. Ce trait seul a suffi pour leur gagner la vénération et la gratitude perpétuelles des générations d'hommes qui [336] viennent après eux. Il faut, néanmoins, que le renoncement soit pratiqué avec discernement ; car si l'abnégation a lieu aveuglément, sans justice, ou avec insouciance des résultats, non seulement il arrivera souvent qu'elle aura eu lieu en vain, mais elle sera même nuisible. Une des règles fondamentales de la Théosophie est de se rendre justice à soi-même, non pas au point de vue de la justice personnelle, mais comme à une partie de l'humanité collective, partie à qui revient ce qui revient aux autres, ni plus, ni moins ; à moins, toutefois, que le sacrifice de l' "un" puisse être utile au grand nombre.
Question – Ne pourriez-vous donner un exemple, afin de rendre votre idée plus claire ?
Réponse – L'histoire nous en offre plusieurs exemples. D'après la Théosophie, le renoncement à soi-même dans un but pratique, afin de sauver un grand nombre de personnes, ou même plusieurs personnes, est infiniment plus élevé que l'abnégation pour servir une idée sectaire, comme, par exemple, "pour sauver les païens de la perdition". Selon nous, le Père Damien, qui, à l'âge de 30 ans, a sacrifié sa vie entière dans le but de soulager les souffrances des lépreux de Molokai, qui a vécu pendant dix-huit ans, seul parmi eux, et a fini par succomber lui-même à cette horrible maladie, n'est pas mort en vain. Il a apporté du soulagement et un bonheur relatif à des milliers d'êtres misérables ; il leur a procuré des [337] consolations, physiquement et mentalement. Il a éclairé d'un jet de lumière la nuit sombre et désolée d'une existence, dont le désespoir n'a point d'égal dans les annales de la souffrance humaine. C'était un "vrai Théosophe", et sa mémoire vivra pour toujours parmi nous. A nos yeux, ce pauvre prêtre belge est incomparablement supérieur à tous ces fous sincères mais vaniteux, les Missionnaires, entre autres, qui ont sacrifié leurs vies dans les Iles de la Mer du Sud ou en Chine. Quel bien ont-ils fait ? Ils sont allés, d'une part, vers ceux qui n'étaient pas encore assez mûrs pour recevoir une vérité quelconque ; et, d'autre part, vers une nation dont le système de philosophie religieuse égale en grandeur tout autre système, pourvu que l'on mette en pratique les enseignements de Confucius et des autres sages de la, Chine. Ces Missionnaires sont morts, victimes de sauvages et de cannibales irresponsables, ou du fanatisme et de la haine populaire ; tandis que s'ils avaient été dans les quartiers misérables de Whitechapel ou dans quelque autre localité de ce genre qui ressemble à un marais stagnant sous le soleil brillant de notre civilisation, localité envahie de lèpre mentale et peuplée de sauvages chrétiens, ils auraient pu faire un bien véritable, et ils auraient conservé leur vie, pour servir une meilleure cause.
Question – Mais les chrétiens ne pensent pas ainsi. [338]
Réponse – Non, certes ; parce qu'ils agissent d'après une croyance erronée. Ils croient qu'en, baptisant le corps d'un sauvage irresponsable, ils sauvent son âme de la perdition. Tandis qu'une église oublie des martyrs, elle canonise des hommes comme Labre, qui, pendant quarante années – a sacrifié son corps à la vermine dont il était couvert. Si nous en avions les moyens, c'est au père Damien, au saint pratique, que nous élèverions une statue, afin d'éterniser sa mémoire, comme un exemple vivant d'héroïsme théosophique, d'abnégation et de miséricorde dignes de Bouddha et de Christ.
Question – Alors vous considérez le renoncement comme un devoir ?
Réponse – Certainement ; et nous le prouvons, en montrant que l'altruisme est une partie intégrale du développement de soi. Mais il faut discerner. Un homme n'a pas le droit de se condamner lui-même à mourir de faim, afin qu'un autre homme puisse se procurer de la nourriture, à moins que la vie de ce dernier ne soit évidemment plus utile au grand nombre que ne le peut être sa propre vie. Mais il est de son devoir de donner tout ce qui lui appartient exclusivement, tout ce qui ne peut-être utile qu'à lui-même, s'il le garde égoïstement et ne le partage pas avec les autres. La Théosophie enseigne l'abnégation de soi-même, mais non pas le sacrifice téméraire et inutile ; et elle ne justifie pas le fanatisme. [339]
Question – Mais comment atteindre une situation aussi élevée ?
Réponse – Par la pratique éclairée de nos préceptes ; par l'usage de notre raison supérieure, de notre intuition spirituelle et de notre sens moral ; en suivant, enfin, les ordres de "la voix douce et subtile" de notre conscience, qui est la voix de notre Ego et qui parle plus fort en nous que les tremblements de terre et les tonnerres de Jéhovah, "où le Seigneur ne se trouve pas".
Question – Si tels sont nos devoirs envers l'humanité en général, quels doivent être, selon vous, nos devoirs dans le cercle de notre entourage direct ?
Réponse – Les mêmes, absolument plus ceux qui dérivent d'obligations spéciales provenant de liens de famille.
Question – Il n'est donc pas vrai, comme on le dit, que, dès qu'un homme se joint à la Société Théosophique, il commence à se détacher peu à peu de sa femme, de ses enfants, et de ses devoirs de famille ?
Réponse – C'est une calomnie sans fondement, comme tant d'autres. Le premier des devoirs Théosophiques consiste à remplir son devoir envers tous les hommes, et, spécialement envers ceux à l'égard desquels on a contracté des responsabilités particulières, soit volontairement, comme les liens du mariage, par exemple, soit autrement, parce que le sort en a décidé ainsi : je parle de [340] nos devoirs envers nos parents et envers les membres de notre famille.
Question – Et quel est le devoir du Théosophe envers lui-même ?
Réponse – Contrôler et vaincre-le Soi inférieur par le Soi supérieur. Se purifier intérieurement et moralement ; ne craindre personne et rien au monde, si ce n'est le tribunal de sa propre conscience. Ne, jamais faire une chose à demi ; c'est-à-dire s'il pense bien faire, qu'il agisse franchement et ouvertement – et s'il croit mal faire, qu'il s'en abstienne entièrement. Il est du devoir d'un Théosophe de se rendre son fardeau plus léger, en adoptant l'aphorisme plein de sagesse d'Epictète, qui dit : "Ne vous laissez détourner de votre devoir par aucune réflexion oiseuse que le sot monde puisse faire sur votre compte ; car de telles censures ne sont pas en votre pouvoir, et, par conséquent, ne doivent pas vous préoccuper. "
Question – Supposez, pourtant, qu'un membre de votre Société se déclare incapable de pratiquer l'altruisme en général, parce que "la charité bien entendue commence par soi-même", et qu'il est trop occupé ou trop pauvre, pour servir l'humanité ou même se rendre utile à une seule personne ; quelles sont vos règles en de pareils cas ?
Réponse – Il n'existe aucun prétexte qui donne à un homme le droit de dire qu'il ne peut rien faire pour les autres ; un auteur anglais déclare que "le monde devient débiteur de l'homme qui [341] sait remplir son devoir à propos". Un verre d'eau fraîche, offert à temps au voyageur altéré, est un devoir plus noble et d'une plus grande valeur qu'une douzaine de dîners prodigués, sans raison, à des hommes qui peuvent les payer. Celui qui n'a pas en lui de quoi faire un Théosophe, n'en deviendra jamais un ; mais il peut, malgré cela, rester membre de notre Société. Nous n'avons pas de règles au moyen desquelles nous puissions forcer qui que ce soit de devenir un Théosophe pratique, s'il ne désire pas en être un.
Question – Pourquoi un tel homme se joint-il donc à la Société ?
Réponse – C'est à lui de le savoir ; car ici, encore, nous n'avons le droit de juger personne, quand bien même la voix d'une communauté toute entière s'élèverait contre lui – et je vais vous dire pourquoi. De nos jours, vox populi (en tant qu'il s'agit de gens civilisés), n'est plus vox dei, mais bien plutôt la voix du préjugé, des motifs égoïstes, et souvent tout simplement celle de l'impopularité. Notre devoir est de semer au large pour l'avenir, et de veiller à ce que la graine soit bonne ; et non pas de nous arrêter à demander pourquoi il faut que nous agissions ainsi, ni dans quel but nous sommes obligés de perdre notre temps, car ce ne sera pas nous qui, dans une époque future, recueillerons la moisson. [342]