SECTION II
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LA CRITIQUE MODERNE ET LES ANCIENS
La DOCTRINE SECRETE de l'Orient Aryen se trouve reproduite dans les livres d'Hermès, sous le symbolisme et avec la phraséologie des Egyptiens. Vers le commencement du siècle actuel tous les livres appelés Hermétiques étaient considérés, par la moyenne des Savants, comme indignes d'une attention sérieuse. On proclamait hautement que ce n'était qu'un recueil de contes, de prétextes frauduleux et d'absurdes prétentions. "Ils n'ont jamais existé avant l'ère chrétienne, disait-on, ils furent tous écrits dans un triple but de spéculation, de tromperie et de fraude pieuse" ; tous, y compris les meilleurs d'entre eux, sont sottement apocryphes 45. Sous ce rapport, le XIXème siècle s'est montré le digne rejeton du XVIIIème, car à l'époque de Voltaire, tout comme au siècle actuel, tout ce qui n'émanait pas directement de l'Académie Royale était considéré comme faux, superstitieux et insane. La croyance en la sagesse des Anciens était tournée en dérision avec peut-être encore plus de mépris qu'elle ne l'est maintenant. L'idée seule d'accepter comme authentique les œuvres et les divagations "d'un faux Hermès, d'un faux Orphée, d'un faux Zoroastre", de faux Oracles et de fausses Sibylles et d'un trois fois faux Mesmer, avec son absurde fluide, était condamnée sur toute la ligne. Ainsi, tout ce qui avait eu son origine en dehors de l'enceinte savante et dogmatique d'Oxford et de Cambridge 46, ou de l'Institut de France, était dénoncé à cette époque comme "antiscientifique" et [V 38] "ridiculement absurde". Cette tendance a survécu jusqu'à présent.
45 Voyez à ce sujet la Pneumatologie des Esprits, du Marquis de Mirville, qui consacra six énormes volumes à démontrer l'absurdité de ceux qui nient la réalité de Satan et de la Magie, ou des Sciences Occultes – les deux étant pour lui synonymes.
46 Il nous semble voir le fantôme sidéral d'Henry More, le vieux Philosophe et Mystique – qui fit jadis partie de l'Université de Cambridge – se mouvoir dans le brouillard astral au-dessus des toits moussus de l'antique cité, dans laquelle il écrivit sa fameuse lettre à Glanvil, au sujet des "sorcières". "L'âme" paraît agitée et pleine d'indignation, comme elle l'était en ce jour de mai 1678 où le docteur se plaignit si amèrement à l'auteur de Sadducismus Triumphatus de Scot, d'Adie et de Webster. "Nos nouveaux saints inspirés, entend-on l'âme murmurer, avocats jurés des sorcières... qui, contrairement au bon sens et à la raison... ne veulent aucun Samuel, mais un misérable comparse... ces bouffons gonflés... d'ignorance, de vanité et de stupide infidélité !" (Voyez "Lettres à Glanvil" et Isis Dévoilée, I, 359, 360.
Rien ne peut être plus contraire aux intentions du véritable Occultiste – qui possède, grâce à la supériorité de son développement psychique, des instruments de recherche d'une puissance bien plus pénétrante que celle de tous les instruments dont disposent les expérimentateurs physiques – que de regarder sans sympathie les efforts tentés sur le terrain des recherches physiques. Le mal que l'on se donne et les travaux auxquels on se livre pour résoudre le plus grand nombre possible des problèmes de la Nature, ont toujours été considérés par lui comme dignes de respect. L'esprit dans lequel Sir Isaac Newton déclara qu'après avoir achevé tout son travail astronomique, il se sentait comme un petit enfant ramassant des coquillages aux bords de l'Océan du Savoir, provient d'un sentiment de respect pour l'immensité sans limites de la Nature, que la Philosophie Occulte elle-même ne peut éclipser. Et l'on peut franchement reconnaître que l'état d'esprit qu'indique cet exemple célèbre représente assez exactement celui qu'adopte la grande majorité des vrais Savants vis-à-vis de tous les phénomènes du plan physique de la Nature. Lorsqu'ils en parlent, ils sont souvent toute prudence et modération. Ils observent les faits avec une patience qui ne saurait être surpassée. Ils sont lents à les transformer en théories, donnant ainsi un exemple de prudence que l'on ne saurait trop louer et, soumis comme ils le sont aux limitations sous l'empire desquelles ils observent la Nature, ils sont magnifiquement précis dans l'exposé de leurs observations. On peut en outre reconnaître que les Savants modernes ont bien soin de ne pas affirmer des négations. Il peut leur arriver de dire qu'il est extrêmement improbable qu'une découverte quelconque vienne jamais contredire telle ou telle théorie, basée aujourd'hui sur tel ou tel ensemble de faits enregistrés, mais, même en ce qui concerne les généralisations les plus larges – qui ne revêtent une forme dogmatique que dans les manuels scientifiques populaires – le ton de "la Science" elle-même (si cette abstraction peut être considérée comme incarnée dans les personnes de ses représentants les plus distingués), est plein de réserve et souvent de modestie.
Par conséquent, loin d'être disposé à se moquer des erreurs que les limitations de leurs méthodes peuvent faire commettre aux Savants, le véritable Occultiste sera plutôt porté à apprécier le côté pathétique d'une situation dans laquelle un grand labeur et une ardente soif de vérité sont condamnés à la déception et souvent à la confusion.
Ce qu'il faut toutefois déplorer, en ce qui concerne la Science moderne, c'est une fâcheuse manifestation de l'excessive [V 39] prudence qui, sous son aspect le plus favorable, protège la Science contre les conclusions hâtives : nous voulons parler de la répugnance des Savants à admettre que l'on puisse appliquer à la recherche des mystères de la Nature des instruments de recherches autres que ceux du plan physique et, qu'en conséquence, il puisse être impossible d'apprécier correctement les phénomènes d'un plan quelconque sans les observer aussi en se plaçant aux points de vue que procurent les autres. Le fait qu'ils ferment opiniâtrement leurs yeux à l'évidence qui aurait dû leur prouver clairement que la Nature est plus complexe que ne semblent l'indiquer les seuls phénomènes physiques, qu'il existe des moyens grâce auxquels les facultés de perception de l'homme peuvent parfois passer d'un plan à un autre et que leur énergie est mal orientée lorsqu'ils l'appliquent exclusivement à l'étude des minutieux détails des structures ou des forces physiques, les rend moins dignes de sympathie que de blâme.
On se sent amoindri et humilié en lisant ce que M. Renan, savant "destructeur" moderne de toutes les croyances religieuses, passées, présentes et futures, écrit au sujet de la pauvre humanité et de ses facultés de discernement. Il croit que :
... l'humanité a un esprit très étroit et que le nombre des hommes capables de saisir finement la véritable analogie des choses est tout à fait imperceptible 47.
Cependant, en comparant cette déclaration avec une autre opinion exprimée par le même auteur, à savoir que :
... l'esprit du critique devrait s'incliner devant les faits et se livrer pieds et poings liés, pour être entraîné par eux partout où ils le conduiraient 48
on se sent soulagé. En outre, lorsque ces deux déclarations philosophiques sont fortifiées par une troisième opinion exprimée par le célèbre Académicien, qui déclare que :
Tout parti pris a priori, doit être banni de la science 49.
on n'a plus grand-chose à craindre. Malheureusement, M. Renan est le premier à enfreindre cette règle précieuse.
Les preuves fournies par Hérodote – appelé, ironiquement sans doute, le "Père de l'Histoire", puisque dans toutes les questions au sujet desquelles la Pensée Moderne est en désaccord avec lui, on ne tient aucun compte de son témoignage, – les affirmations raisonnables et sincères que renferment les narrations philosophiques de Platon et de Thucydide, de Polybe et de Plutarque et jusqu'à certaines déclarations [V 40] d'Aristote lui-même, sont invariablement mises de côté, lorsqu'elles se rapportent à ce que la critique moderne se plaît à considérer comme un mythe. Il y a déjà quelque temps que Strauss a proclamé que :
La présence dans un récit d'un élément surnaturel, ou miracle, est un signe infaillible qu'il renferme un mythe.
et elle est la règle adoptée tacitement par tous les critiques modernes. Mais qu'est-ce qu'un mythe – µυ̃θος – tout d'abord ? Des auteurs anciens ne nous disent-ils pas clairement que le mot veut dire tradition ? Le mot latin fabula, fable, ne signifiait-il pas quelque chose que l'on racontait comme s'étant passé dans les temps préhistoriques sans que ce fût nécessairement une invention ? Avec des critiques autocrates et despotes comme le sont la plupart des Orientalistes français, anglais et allemands, on peut s'attendre à des surprises sans fin, historiques, géographiques et ethnologiques, durant le cours du prochain siècle. Le burlesque en philosophie a fini par devenir si commun, que sous ce rapport rien ne saurait surprendre le public. Un savant a déjà déclaré, au cours de ses spéculations, qu'Homère n'était "qu'un mythe personnifiant l'épopée 50" ; un autre, qu'Hippocrate, fils d'Esculape, "ne pouvait être qu'une chimère" ; que les Asclépiades, malgré leurs sept cents ans de durée, pourraient bien n'être qu'une "fiction" ; que "la ville de Troie (malgré le docteur Schliemann) n'existait que sur les cartes", etc. Après cela pourquoi le monde ne serait-il pas invité à considérer désormais tous les personnages de jadis comme des mythes ? Si la Philologie n'avait pas besoin d'Alexandre le Grand, en guise de massue pour écraser les prétentions chronologiques des Brahmanes, celui-ci ne serait déjà plus, depuis longtemps, qu'un "symbole de l'annexion" ou "un génie des conquêtes", comme l'a déjà suggéré quelque auteur français.
La négation pure et simple est le seul refuge qui reste aux critiques. C'est, pour quelque temps encore, l'asile le plus sûr pour y abriter le dernier des sceptiques. En effet, celui qui nie systématiquement n'a pas besoin de se donner la peine de discuter et évite ainsi ce qu'il y a de pire, c'est-à-dire d'avoir à céder parfois sur un ou plusieurs points, en présence des arguments irréfutables de son adversaire et des faits qu'il expose. Creutzer, le plus grand des Symbologistes modernes, le plus savant parmi les nombreux Mythologues allemands érudits, doit avoir envié la placide confiance en [V 41] soi-même de certains sceptiques, lorsqu'il se vit forcé d'admettre dans un moment de perplexité désespérée que :
Nous sommes obligés d'en revenir aux théories des trolls et des génies, telles que les comprenaient les anciens ; [c'est une doctrine] sans laquelle il devient absolument impossible de comprendre quoi que ce soit, en ce qui touche aux Mystère 51...des Anciens, Mystères qui sont indéniables.
Les Catholiques Romains qui se rendent précisément coupables du même culte et cela au pied de la lettre – l'ayant emprunté aux derniers Chaldéens, aux Nabatéens du Liban et – aux Sabéens baptisés 52 et non pas aux savants Astronomes et Initiés de jadis – voudraient maintenant, en lançant contre elle l'anathème, dissimuler la source d'où il provient. La Théologie et le Cléricalisme voudraient bien troubler maintenant la claire fontaine qui les a alimentés dès le début, afin d'empêcher la postérité d'y regarder et d'y voir leur prototype originel. Les Occultistes pensent cependant que le moment est venu d'allouer à chacun son dû. Quant à nos autres adversaires – le sceptique et l'Epicurien modernes, le cynique et le Sadducéen – ils pourront trouver dans nos premiers volumes une réponse à leurs dénégations. En ce qui concerne les calomnies lancées contre les antiques doctrines, les raisons qui les ont motivées ont exposées en ces termes dans Isis Dévoilée :
47 Etudes religieuses.
48 Etudes historiques.
49 Mémoire lu à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, en 1859.
50 Consultez Histoire des Religions de la Grèce, d'Alfred Maury, I, 248, ainsi que les spéculations de Holzmann dans Zeitschrift für Vergleichende Sprachforschung, ann. 1852, p. 487, sq.
51 Introduction des Mystères, de Creutzer, III, 456.
52 Les derniers Nabatéens adhéraient aux mêmes croyances que les Nazaréens et les Sabéens, honoraient saint Jean-Baptiste et pratiquaient le Baptême. (Voyez Isis Dévoilée, III, 172 ; Palestine, de Munck, p. 525 ; Sôd, the Son if Man, de Dunlap, etc.)
La pensée du commentateur et du critique de nos jours, en ce qui concerne l'érudition antique, se limite à l'exotérisme des temples autour duquel elle tourne ; le critique ne veut pas pénétrer ou est incapable de le faire dans les solennels sanctuaires de jadis, où l'hiérophante apprenait au néophyte à considérer le culte public sous son véritable jour. Aucun des anciens sages n'aurait enseigné que l'homme est le roi de la création et que le ciel étoilé, ainsi que notre mère la Terre, furent créés pour lui 53.
Lorsque nous voyons imprimer de nos jours des livres comme Phallicisme 54, il est aisé de constater que le moment est passé de cacher et de travestir les choses. La Science a fait trop de progrès en Philologie, en Symbolisme et en Religions comparées, pour persévérer plus longtemps dans la négation systématique et l'Eglise est trop sage et trop prudente pour ne pas tirer aujourd'hui le meilleur parti possible de la situation. En attendant, les "losanges d'Hécate" et les "roues [V 42] de Lucifer" 55, découverts journellement dans les fouilles de Babylone, ne peuvent désormais plus servir de preuves d'un culte de Satan, puisqu'on découvre les mêmes symboles dans le rituel de l'Eglise Latine. Cette dernière est trop savante pour ignorer que les derniers Chaldéens eux-mêmes, qui avaient versé graduellement dans le dualisme et ramené toutes choses à deux Principes primordiaux, n'avaient jamais voué de culte, ni à Satan ni aux idoles, pas plus que ne l'avaient fait les Zoroastriens, contre lesquels on lance aujourd'hui la même accusation, mais que leur Religion était aussi hautement philosophique que toute autre ; leur Théosophie, double et exotérique, devint l'héritage des Juifs qui durent, à leur tour, la partager avec les Chrétiens. Jusqu'à présent, on accuse les Parsis d'Héliolâtrie et pourtant, dans les Oracles chaldéens, parmi les "Préceptes Magiques et Philosophiques de Zoroastre", on trouve ce qui suit :
N'oriente pas ta pensée vers les vastes surfaces de la terre ;
Car la plante de vérité n'est pas sur le sol.
53 II, 343.
54 Par Hargrave Jennings.
55 Voyez la Pneumatologie de Mirville, III, 207 et seq.
Ne prend pas non plus les mesures du soleil, en assemblant des lois,
Car il est conduit par la volonté éternelle du Père, et non par égard pour toi.
Laisse de côté le cours impétueux de la lune ; car elle avance toujours sous l'impulsion de la nécessité.
La progression des étoiles n'a pas été créée pour toi.
Il y avait une grande différence entre le véritable culte, enseigné à ceux qui s'en montraient dignes, et les religions d'Etat. Les Mages sont accusés de toutes sortes de superstitions, mais voici ce que dit le même Oracle Chaldéen :
Le large vol aérien des oiseaux n'est pas véridique,
Pas plus que la dissection des entrailles des victimes ; ce sont tous de simples jouets.
Servant de base à des fraudes mercenaires ; fuis-les Si tu veux ouvrir le Paradis sacré de la pitié,
Où sont assemblées, la vertu, la sagesse et l'équité 56.
Comme nous le disons dans notre précédent ouvrage :
Sûrement, ce ne sont pas ceux qui mettent les gens en garde contre la "fraude mercenaire" qui peuvent être accusés de la commettre et s'ils accomplissent des actes qui semblent miraculeux, qui pourrait loyalement se permettre, de nier que c'est simplement parce qu'ils possèdent la philosophie naturelle et la Science psychologique à un degré inconnu de nos écoles 57 ? [V 43]
Les stances que nous avons reproduites ci-dessus constituent un enseignement plutôt étrange, pour émaner de ceux que l'on considère universellement comme ayant adoré le soleil, la lune et les Régions étoilées, comme Dieux. La sublime profondeur des préceptes des Mages étant hors de la portée de la pensée matérialiste moderne, les Philosophes Chaldéens sont accusés de Sabéisme et de culte du Soleil, quand ce n'était que la religion des masses sans éducation.
56 Psellus, 4 ; dans les Ancient Fragments de Cory, 269.
57 Isis Dévoilée, II, 343, 344.
[V 44]