SECTION VII

VIEUX VIN DANS DE NOUVELLES OUTRES

 

Il est plus que probable qu'à l'époque de la Réforme, les Protestants ne savaient rien au sujet de la véritable origine du Christianisme, ou, pour être plus explicite et plus correct, de l'Ecclésiasticisme latin. Il n'est guère probable que l'Eglise grecque en sût davantage, car la séparation qu'il y eut entre les deux se produisit à une époque où l'Eglise latine, dans la lutte pour le pouvoir politique, recherchait, à n'importe quel prix, l'alliance des Païens hautement civilisés, ambitieux et influents, tandis que ceux-ci étaient disposés à accepter l'aspect extérieur du nouveau culte, pourvu que le pouvoir leur fût laissé. Il est inutile de rappeler ici au lecteur les détails de cette lutte, bien connue de tous les hommes instruits. Il est certain que les gnostiques très cultivés et leurs chefs – des hommes comme Saturnin, un ascète intransigeant comme Marcion, Valentin, Basilide, Ménandre et Cérinthe – ne furent pas stigmatisés par l'Eglise latine  (actuelle) parce qu'ils étaient des hérétiques, ni parce que leurs dogmes et leurs pratiques étaient vraiment "ob turpitudinem portentosam nimium et horribilem", "de monstrueuses et révoltantes abominations",  suivant  l'expression qu'emploie Baronius au sujet de ceux de Carpocrate, mais simplement parce qu'ils connaissent trop de faits et de vérités. Kenneth R. H. Mackensie fait remarquer avec raison : qu'ils furent stigmatisés par l'Eglise romaine postérieure parce qu'ils entraient en conflit avec la pure Eglise du Christianisme dont la possession fut usurpée par les Evêques de Rome, mais dont le type original, dans sa docilité envers le fondateur, se maintient dans la Primitive Eglise Grecque Orthodoxe 128.

Peu disposé à accepter la responsabilité de suppositions gratuites, l'auteur préfère prouver cette conclusion par plusieurs aveux audacieux d'un ardent auteur catholique romain, auquel le Vatican avait évidemment confié cette tâche délicate. Le marquis de Mirville fait des efforts désespérés pour expliquer dans l'intérêt du Catholicisme certaines découvertes remarquables en Archéologie et en Paléongraphie, bien qu'il laisse adroitement l'Eglise en dehors de la discussion et de [V 88] la défense. C'est établi d'une façon indéniable par les volumineux ouvrages qu'il adressa à l'Académie de France entre 1863 et 1865. Sous prétexte d'attirer l'attention des "Immortels" matérialistes sur "l'épidémie de spiritisme", sur l'invasion de l'Europe et de l'Amérique par d'innombrables légions de forces sataniques, il s'efforce à prouver ce fait en donnant les Généalogies complètes et la Théogonie des Divinités Chrétiennes et Païennes et en établissant un parallèle entre les deux. Toutes ces merveilleuses ressemblances et identités ne sont "qu'apparentes et superficielles", assure-t-il aux lecteurs. Les symboles et mêmes les personnages chrétiens, le Christ, la Vierge, les Anges et les Saints, leur dit- il, furent tous personnifiés des siècles à l'avance par les ennemis venus de l'enfer, afin de discréditer la vérité éternelle au moyen de leurs copies impies. Grâce à leur connaissance du futur, les démons anticipèrent les événements, car ils avaient découvert les secrets des Anges". Les Divinités païennes, tous les Dieux-Solaires appelés Soters – Sauveurs – nés de mères immaculées et périssant de mort violente, n'étaient que des Férouer 129 – comme les appelaient les Zoroastriens – de diaboliques copies anticipées du Messie à venir.

 128 The Royal Masonic Cyclopoedia, au mot "Gnosticisme".

 129 Dans les Férouers et les Devs de Jacobi (lettres F. et D.) le mot "férouer" est expliqué de la façon suivante : Le Férouer est une partie de la créature (homme ou animal) qui lui sert de type et lui survit. C'est le "Nous" des Grecs, qui est par suite divin et immortel et ne peut donc être le Diable ou la copie satanique, comme de Mirville voudrait nous le faire croire. (Voyez Mémoires de l'Académie des Inscriptions, vol. XXXVII, p. 623 et chap. XXXIX, p. 749.) Foucher le contredit absolument. Le Férouer ne fut jamais le "principe des sensations", mais s'est toujours rapporté à la partie la plus divine et la plus pure de l'Ego de l'Homme – le principe spirituel. Le Dev persan est l'antithèse du Férouer, car le Dev a été transformé par Zoroastre en Génie du Mal (d'où le démon chrétien), mais le Dev lui-même est limité, car étant devenu le possesseur de l'âme de l'homme par usurpation il lui faudra l'abandonner quand viendra le grand jour de la Rétribution. Le Dev observe l'âme du défunt pendant trois jours, durant lesquels 1'âme erre autour du lieu où elle fut violemment séparée de son corps ; le Férouer s'élève jusqu'à la région de la Lumière éternelle. Le marquis de Mirville eut une fâcheuse idée en imaginant de faire du Férouer une "copie satanique" d'un original divin. En appelant tous les Dieux des Païens – Apollon, Osiris, Brahmâ, Ormazd, Bel, etc. – les "Férouers du Christ et des principaux Anges", il ne fait que représenter le Dieu et les Anges qu'il veut honorer comme étant inférieurs aux Dieux païens, que l'homme est lui-même inférieur à son Ame et à son Esprit, puisque le Férouer est la partie immortelle de l'être mortel dont il est le type et auquel il survit. Le pauvre auteur est peut-être inconsciemment prophète et Apollon, Brahmâ, Ormazd, Osiris, etc., sont-ils destinés – en qualité de vérités cosmiques éternelles – à survivre aux fictions éphémères au sujet du Dieu, du Christ et des Anges de l'Eglise Latine et à les remplacer.

 

Le danger que ces fac-similés ne fussent reconnus avait fini par devenir redoutablement grand. Cette menace flottait dans l'air, suspendue comme une épée de Damoclès au-dessus [V 89] de l'Eglise, depuis l'époque de Voltaire, Dupuis et autres auteurs ayant traité le même sujet. Les découvertes des Egyptologues, la découverte de reliques assyriennes et babyloniennes, antérieures à Moïse, qui portaient la légende de Moïse 130 et surtout les nombreuses œuvres rationalistes publiées  en Angleterre, comme Supernatural Religion, par exemple, rendirent cette reconnaissance inévitable. C'est ce qui explique l'apparition d'auteurs protestants et catholiques romains chargés d'expliquer l'inexplicable, de concilier le fait de la Révélation divine avec celui de la fréquente identité des personnages divins, des rites, des dogmes et des symboles du Christianisme avec ceux des grandes religions païennes. Les premiers – les défenseurs protestants – cherchèrent à l'expliquer en se basant sur "des idées prophétiques anticipées" ; ceux de l'Eglise latine, comme de Mirville, en inventant une double série d'Anges et de Dieux, l'une divine et vraie, l'autre – la plus ancienne – composée "de copie précédant les originaux", et due à un adroit plagiat du Malin. Le stratagème protestant est ancien ; celui des Catholiques romains est si ancien qu'il a été oublié et qu'il est aussi bon que s'il était nouveau. Monumental Christianity et A Miracle in Stone du Dr Lundy appartiennent aux premières tentatives. La Pneumatologiede de Mirville aux secondes. En Inde et en Chine, tous les efforts de ce genre tentés par les missionnaires écossais ou autres aboutissent à des éclats de rire et ne font aucun mal ; le plan imaginé par les Jésuites est plus sérieux. Les volumes de de Mirville sont donc très importants, puisqu'ils découlent d'une source qui dispose incontestablement de l'érudition la plus grande de l'époque, à laquelle s'allient toute l'astuce et toute la casuistique que peuvent produire les fils de Loyola. Le marquis de Mirville fut évidemment aidé par les esprits les plus subtils que Rome avait à son service.

Il commence non seulement par admettre la justice de toutes les accusations lancées contre l'Eglise latine, au sujet de l'originalité de ses dogmes, mais encore par paraître prendre plaisir à aller au-devant de ces accusations, car il fait remarquer que tous les dogmes du Christianisme ont existé dans les rituels païens de l'Antiquité. Il passe en revue tout le Panthéon des Divinités païennes et il établit que chacune d'elles a un  point de ressemblance avec les personnages de la Trinité et avec Marie. Il n'y a guère un mystère, un dogme ou un rite de l'Eglise latine au sujet duquel l'auteur ne prouve pas qu'il fut "parodié par les Curvati" – les "Courbés", les Diables. Tout cela étant admis et expliqué, les Symbologues devraient être réduits au silence. Ils le seraient s'il n'y [V 90] avait pas des critiques matérialistes pour repousser une pareille omnipotence du Diable en ce monde. En effet, si Rome admet la ressemblance elle réclame aussi le droit de juger entre le véritable et le faux Avatar, entre le Dieu réel et le Dieu non réel, entre l'original et la copie, bien que la copie précède l'original de milliers d'années.

130 Voyez Babylon de Georges Smith et d'autres ouvrages.

 

L'auteur fait ensuite remarquer que chaque fois que les missionnaires essaient de convertir un idolâtre, on leur répond invariablement :

Nous avions notre crucifié avant le vôtre. Que venez- vous donc nous apprendre 131 ? En outre, que gagnerions- nous à nier le côté mystérieux de cette copie, sous prétexte que, suivant Weber, toutes les  Pourânas actuelles sont refaites d'après d'autres plus antiques, puisque nous avons là, dans le même ordre de personnages, un précédent positif que personne ne songerait jamais à contester 132.

Et l'auteur mentionne Bouddha, Krishna, Apollon, etc. Ayant admis tout cela, il tourne la difficulté de la façon suivante :

Les Pères de l'Eglise qui reconnaissent cependant leur propre bien sous tous ces déguisements... qui connaissaient grâce à l'Evangile... toutes les ruses des prétendues esprits de lumière, les Pères, disons-nous, méditant ces paroles décisives : "tous ceux qui vinrent avant moi sont des larrons et des voleurs" (Jean X, 8), n'hésitèrent pas à reconnaître le pouvoir occulte qui était à l'œuvre, la direction générale et surhumaine imprimée d'avance   à   la   fausseté,   les   attributs   universels et l'entourage de tous ces faux Dieux des nations ; omnes dii gentium daemonia (elilim) (Psaumes, XCV) 133.

131 Ceci est aussi fantaisiste qu'arbitraire. Quel est l'Hindou ou le Bouddhiste qui parlerait de son "Crucifié" ?

132 Op. cit., IV, 237.

133 Loc. cit., 250.

134 "Q. : Qui frappe à la porte ? R. Le bon pasteur. Qui t'a précédé ?

 Avec de pareils procédés tout devient facile. Il n'est pas d'éclatante ressemblance, d'identité bien établie dont on ne puisse ainsi se débarrasser. Les paroles cruelles, égoïstes, vaniteuses, que nous venons de citer et que saint Jean attribue à Celui qui fut la personnification de la douceur et de la charité, n'ont jamais pu être prononcées par Jésus. Les Occultistes repoussent cette accusation avec indignation et sont prêts à défendre l'homme contre le Dieu, en établissant l'origine des paroles que s'est approprié l'auteur du Quatrième Evangile. Elles sont tirées  des "Prophéties" que renferme le Livre d'Enoch. Nous pouvons citer à l'appui de nos dires les preuves fournies par un savant auteur biblique, l'archevêque Laurence, et par l'auteur d'Evolution of Christianity, qui édite la traduction. A la dernière page de l'introduction du Livre d'Enoch, on trouve le passage suivant : [V 91]

La parabole de l'agneau, arraché par le Bon Pasteur à des gardiens mercenaires et à des loups voraces, est évidemment empruntée par le quatrième Evangéliste au chapitre LXXXIX d'Enoch, dans lequel l'auteur représente les bergers comme tuant et détruisant les agneaux avant l'arrivée de leur Seigneur, dévoilant ainsi le véritable sens de ce passage, jusqu'alors si mystérieux, de cette parabole de saint Jean : "Tous ceux qui vinrent avant moi sont des larrons et des voleurs" – phrase dans laquelle nous reconnaissons aujourd'hui une évidente allusion aux bergers allégoriques d'Enoch.

"Evident" en vérité et quelque chose de plus encore, car si Jésus a dit ces mots avec le sens qu'on leur attribue, il devait avoir lu le Livre d'Enoch

– ouvrage purement cabalistique et occulte et il reconnaissait par suite l'importance et la valeur d'un traité que ses Eglises déclarent aujourd'hui apocryphe. Il ne pouvait ignorer, en outre, que ces mots faisaient partie du plus antique rituel d'Initiation 134. D'autre part, s'il n'avait pas lu cet ouvrage et si la phrase était de saint Jean, ou de tout autre auteur du Quatrième Evangile, quelle confiance pourrait-on avoir dans l'authenticité d'autres propos ou paraboles que l'on attribue au Sauveur Chrétien ?

L'exemple de Mirville est donc mal choisi. Toutes les autres preuves que donne l'Eglise pour établir le caractère infernal des copistes anté et antichrétiens peuvent être aussi facilement réduites à néant. C'est peut-être malheureux, mais ce n'en est pas moins un fait. – Magna est veritas et prevalebit. [Grande est la Vérité et elle prévaudra.]

Ce qui précède constitue la réponse des Occultistes aux deux parties qui les accusent sans cesse, l'un de "Superstition" et l'autre  de "Sorcellerie". A ceux de nos Frères qui sont Chrétiens et qui nous blâment à cause du secret imposé aux Chélas orientaux, en ajoutant invariablement que leur "Livre de Dieu" est "un livre ouvert" pour que tous [V 92] "puissent lire, comprendre et être sauvés", nous répondrons en les invitant à étudier ce que nous venons de dire dans cette Section et à le réfuter – s'ils le peuvent. Il y a peu de gens, de nos jours, qui soient encore prêts à affirmer à leurs lecteurs que la Bibleavait

Dieu pour auteur, le salut pour but et la vérité sans aucun mélange d'erreur pour texte.

Si l'on questionnait Locke maintenant, il serait peut-être peu disposé à répéter encore que la Bibleest complètement pure et sincère, sans rien en trop, ni rien en moins.

  1. Les trois larrons.
    1. Qui te suit ?
    2. Les trois meurtriers." etc.

Telles étaient les paroles qui s'échangeaient entre les prêtres initiateurs et les candidats à l'initiation, durant les mystères célébrés dans les plus antiques sanctuaires des solitudes des Himalayas. La cérémonie est encore accomplie jusqu'à présent dans un des plus anciens temples, dans une localité isolée du Népal. Elle tirait son origine des mystères du premier Krishna, passa au premier Tirthankara et se termina avec Bouddha. On l'appelle le rite Kouroukshétra, parce qu'on l'accomplit en mémoire de la grande bataille et de la mort du divin Adepte. Ce n'est pas de la Franc- Maçonnerie, mais une initiation aux enseignements occultes de ce Héros, – c'est de l'Occultisme pur et simple.

Pour qu'il ne soit pas établi que la Bibleest le contraire de tout cela, elle a vivement besoin d'un interprète connaissant les doctrines de l'Orient, telles qu'on les trouve dans ses volumes secrets et, après la traduction du Livre d'Enoch par l'archevêque Laurence, il ne serait pas prudent de citer Cowper et de nous assurer que la Bible

... illumine toutes les époques,

Elle donne la lumière, mais n'en emprunte aucune.

attendu qu'elle en emprunte elle-même énormément, surtout de l'avis de ceux qui, ne connaissant ni sa signification symbolique ni l'universalité des vérités sous-jacentes, ne sont capables de la juger que d'après le texte littéral. C'est un volume grandiose, un chef-d'œuvre composé de fables habiles et ingénieuses qui renferment de grandes vérités, mais il  ne révèlent ces dernières qu'à ceux qui possèdent, comme les Initiés, la clef de son sens occulte ; c'est vraiment un conte sublime par sa moralité et sa didactique, mais néanmoins un conte et une allégorie, un répertoire de personnages inventés dans ses anciennes parties juives et de récits obscurs et de paraboles dans les additions plus récentes, aussi est-il de nature à dérouter tous ceux qui ne connaissent pas l'Esotérisme. En outre, ce que l'on trouve dans le Pentateuque est purement et simplement de l'Astrolâtrie et du culte Sabéen, lorsqu'on le lit exotériquement et de la Science Archaïque et de l'Astronomie à un degré vraiment merveilleux lorsqu'on l'interprète ésotériquement.

[V 93]