APPENDICE A
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LA DOCTRINE SECRETE ET SON ETUDE
Notes prises par le Commandant Robert Bowen en 1891, moins de trois semaines avant la mort de Madame Blavatsky.
H.P.B. a été spécialement intéressante pendant la semaine écoulée, sur le sujet de La Doctrine Secrète. Je ferais mieux d'essayer de trier tout cela et de le mettre en sécurité sur le papier, tandis que je l'ai bien présent à l'esprit. Comme elle l'a dit elle-même, cela pourra être utile dans trente ou quarante ans.
Tout d'abord donc, La Doctrine Secrète n'est qu'un tout petit fragment de la Doctrine Esotérique connue des membres supérieurs des Fraternités Occultes. Elle renferme, dit-elle, juste autant qu'en pourra recevoir le Monde dans le siècle qui vient. Cela souleva une question – qu'elle expliqua de la façon suivante :
"Le Monde" signifie l'Homme vivant dans la Nature Personnelle. Ce "Monde" trouvera dans les deux volumes de La Doctrine Secrète tout ce que peut saisir sa compréhension la plus grande, mais rien de plus. Mais cela ne veut pas dire que le Disciple qui ne vit pas dans le "Monde" ne peut pas trouver dans ce livre plus que ce que le "Monde" y trouve. Toute forme, si imparfaite qu'elle soit, contient, cachée en elle, l'image de son "créateur". De même, l'œuvre d'un auteur, si obscure qu'elle soit, contient l'image cachée du savoir de cet auteur. Je déduis de ce propos que La Doctrine Secrète doit contenir tout ce que sait H.P.B. elle-même, et beaucoup plus encore, puisqu'une grande partie de cet ouvrage provient d'hommes dont le savoir est extrêmement plus étendu que le sien. En outre, elle veut dire sans aucun doute qu'un autre peut fort bien trouver dans La Doctrine Secrète une connaissance qu'elle ne possède pas elle-même. C'est une idée stimulante que de penser que je peux moi-même trouver dans les motsd'H.P.B. une connaissance dont elle est elle-même inconsciente. Elle s'est beaucoup étendue sur cette idée. X dit par la suite : "H.P.B. doit perdre sa poigne" ; voulant, je pense, dire par là sa confiance en son propre savoir. Mais je crois que Y et Z, et moi-même aussi, voyons mieux ce qu'elle veut dire. Elle nous dit, sans aucun doute, qu'il ne faut pas nous cramponner à elle comme [73] autorité finale, ni à personne d'autre, mais dépendre entièrement de nos propres perceptions qui s'accroissent.
[Remarque faite plus tard sur ce qui précède : J'avais raison. Je lui ai posé directement la question : elle a hoché la tête en souriant. C'est une chose appréciable d'obtenir son sourire approbateur ! (Signé : Robert Bowen).]
Enfin, nous nous sommes arrangés pour qu'H.P.B. nous dise comment étudier correctement La Doctrine Secrète. Je l'écris pendant que c'est encore tout frais dans mon esprit.
Lire La Doctrine Secrète page par page, comme on lit n'importe quel autre livre (dit-elle) n'amènera que confusion. La première chose à faire, même si cela demande des années, c'est de saisir quelque chose des "Trois Propositions Fondamentales" données dans la Préface. Faites suivre cette étude de la Récapitulation – les points numérotés dans le Résumé du Vol. I
(1ère partie) – Puis prenez les Notes préliminaires (Vol. II) et la Conclusion (Vol. II) 7.
7 Ces références se rapportent à l’édition anglaise de La Doctrine Secrète en trois volumes, dont le premier correspond aux tomes I et II de l’édition française, le deuxième aux tomes III et IV, et le troisième aux tomes V et VI (N. de l’Ed.).
H.P.B. semble avoir des idées bien précises sur l'importance de l'enseignement (dans la Conclusion) concernant les temps de la venue des Races et Sous-Races. Elle affirme, plus simplement que d'ordinaire, qu'il n'existe en réalité rien de tel qu'une future "venue" de races. "Il n'y a ni VENUE, ni DISPARITION, mais éternel DEVENIR", dit-elle. La Quatrième Race-Racine est encore vivante. Et aussi la Troisième, la Seconde et la Première, – c'est-à-dire que leurs manifestations sur notre plan de substance actuel sont présentes. Je pense savoir ce qu'elle veut dire, mais c'est au-delà de mes pouvoirs de l'exprimer en mots. De même la Sixième Sous-Race est ici, et la Sixième Race-Racine, et la Septième, et même des êtres des RONDES à venir. Après tout, c'est compréhensible. Les Disciples, les Frères et les Adeptes ne peuvent être des gens de la banale Cinquième Sous-Race, car la race est un état d'évolution. [74]
Mais elle ne laisse aucun doute que, en ce qui concerne l'humanité dans son ensemble, des centaines d'années (dans le temps et l'espace) nous séparent même de la Sixième Sous-Race. Il m'a semblé qu'H.P.B. montrait une certaine anxiété dans son insistance sur ce point. Elle faisait allusion à des "dangers et des illusions" venant de l'idée que la Nouvelle Race avait débuté d'une manière définitive dans le monde. D'après elle, la durée d'une Sous-Race pour l'humanité dans son ensemble coïncide avec celle de l'Année Sidérale (le cercle décrit par l'axe de la terre – environ 25 000 ans). Cela renvoie bien loin la nouvelle race.
Nous avons eu une remarquable session sur l'étude de la Doctrine Secrète pendant les trois dernières semaines. Il me faut trier mes notes et les mettre en sûreté par écrit avant que je ne les perde.
Elle a beaucoup parlé encore sur le "PRINCIPE FONDAMENTAL". Elle dit : "Si on s'imagine obtenir de la Doctrine Secrète un tableau satisfaisant de la constitution de l'Univers, on ne retirera que confusion de l'étude de ce livre. Il n'est pas destiné à donner un tel verdict définitif sur l'existence, mais A CONDUIRE VERS LA VERITE. Elle a répété à plusieurs reprises cette expression.
C'est pire qu'inutile d'aller vers ceux qu'on imagine être des étudiants avancés, dit-elle, et de leur demander de nous donner une "interprétation" de la Doctrine Secrète. Ils ne peuvent le faire. S'ils essaient, tout ce qu'ils donnent sont des exposés exotériques morcelés et desséchés qui ne ressemblent pas à la VERITE, même de loin. Accepter une telle interprétation revient à s'accrocher à des idées rigides, alors que la VERITE est au-delà de toute idée qu'on peut formuler ou exprimer. Les interprétations exotériques sont toutes très bonnes, et elle ne les condamne pas tant qu'elles sont prises comme des poteaux indicateurs pour commençants, et ne sont pas acceptées par eux comme étant quelque chose de plus. Beaucoup de personnes qui sont dans la Société Théosophique, ou qui y seront dans le futur, sont naturellement incapables, potentiellement, d'aller au-delà d'une conception exotérique commune. Mais il y en a, et il y en aura d'autres [75] qui en sont capables, et c'est pour ces dernières qu'elle indique la vraie façon suivante de prendre contact avec la Doctrine Secrète.
Venez à la Doctrine Secrète, dit-elle, sans aucun espoir d'en tirer la Vérité finale de l'existence, ou avec toute autre idée que celle de voir jusqu'où elle peut conduire VERS la Vérité. Voyez dans l'étude un moyen d'exercer et de développer le mental jamais touché par d'autres études. Observez les règles suivantes :
Quoi qu'on puisse étudier dans la Doctrine Secrète, que le mental prenne fermement, comme base de son idéation, les idées suivantes :
L'UNITE FONDAMENTALE DE TOUTE EXISTENCE. Cette unité est une chose tout à fait différente de la notion commune de l'unité – comme lorsqu'on dit qu'une nation ou une armée est unie ; ou que cette planète est unie à telle autre par des lignes de force magnétique ou quelque chose de semblable. Ce n'est pas cela l'enseignement. C'est que l'existence est UNE CHOSE, et non un assemblage de choses reliées entre elles. Fondamentalement, il y a UN ETRE. L'ETRE a deux aspects, l'un positif, l'autre négatif. Le positif est l'Esprit ou la CONSCIENCE. Le négatif est la SUBSTANCE, l'objet de la conscience. Cet Etre est l'Absolu dans sa manifestation primaire. Etant absolu, il n'y a rien en dehors de lui. Il est TOUT-ETRE. Il est indivisible, sans quoi il ne serait pas absolu. Si une partie pouvait en être séparée, ce qui resterait ne pourrait être absolu, parce que surgirait aussitôt la question de COMPARAISON entre lui et la partie séparée. La comparaison est incompatible avec l'idée d'absolu. Il est donc clair que cette EXISTENCE UNE fondamentale, ou Etre Absolu, doit être la REALITE en toute forme qui est.
J'ai dit que, bien que ce soit clair pour moi, je ne pensais pas que beaucoup, dans les Branches, le comprendraient. "La Théosophie", dit-elle, "est pour ceux qui peuvent penser, ou pour ceux qui peuvent s'amener à penser, non pour les paresseux mentaux". H.P.B. est devenue très douce [76] récemment. "Crâne épais" était le nom qu'elle employait pour l'étudiant moyen.
L'Atome, l'Homme, le Dieu, dit-elle, sont chacun séparément, aussi bien que tous collectivement, l'Etre Absolu dans leur dernière analyse, c'est leur INDIVIDUALITE REELLE. C'est cette idée qu'il faut constamment garder à l'arrière-plan du mental pour en former la base de toute conception qui surgit de l'étude de la Doctrine Secrète. Dès qu'on l'oublie (et rien n'est plus aisé lorsqu'on est aux prises avec un des nombreux aspects compliqués de la Philosophie Esotérique), l'idée de SEPARATION survient et l'étude perd sa valeur.
La seconde idée qu'il faut saisir fermement est qu'IL N'Y A PAS DE MATIERE MORTE. Le moindre atome est vivant. Il n'en peut être autrement, puisque tout atome est lui-même fondamentalement l'Etre Absolu. Il n'y a donc pas de choses telles que des "espaces" d'Ether ou l'Akasha, appelez cela comme vous voudrez, où des anges et des élémentals nageraient comme des truites dans l'eau. C'est une idée inexacte. L'idée vraie est que chaque atome de substance, de n'importe quel plan, est en lui- même une VIE.
La troisième idée de base à garder est que l'Homme est le MICROCOSME. L'étant, alors toutes les Hiérarchies des Cieux existent en lui. Mais il n'y a en vérité ni Macrocosme ni Microcosme, mais UNE EXISTENCE. Grand et petit ne sont tels que vus par une conscience limitée.
La quatrième et dernière idée de base à conserver est celle exprimée dans le Grand Axiome Hermétique. En vérité elle résume et synthétise toutes les autres.
L'Extérieur est comme l'Intérieur, le Petit est comme le Grand ; ce qui est en bas est comme ce qui est en haut il n'y a qu'UNE VIE ET QU'UNE LOI ; et celui qui la met en œuvre est UN. Rien n'est Intérieur, rien n'est Extérieur ; rien n'est Grand, rien n'est Petit ; rien n'est Haut, rien n'est Bas dans I'Economie Divine.
Quoi qu'on prenne comme étude dans la Doctrine Secrète, i1 faut le rattacher à ces idées de base. [77]
Je suggérai que c'est une espèce d'exercice mental qui doit être extrêmement fatigant. H.P.B. sourit et approuva de la tête. On ne doit pas être stupide, dit-elle, et prendre le chemin de l'asile d'aliénés en essayant d'en faire trop au début. Le cerveau est l'instrument de la conscience de veille, et tout tableau mental qui se forme entraîne un changement et une destruction d'atomes cérébraux. L'activité intellectuelle ordinaire passe par des chemins battus dans le cerveau et ne le contraint pas à de soudains ajustements et destructions de sa substance. Mais cette nouvelle espèce d'effort mental entraîne une chose très différente. Elle trace de "nouveaux sentiers cérébraux" et produit l'arrangement en un ordre différent des petites vies cérébrales. Si on le fait sans jugement, cela peut occasionner un sérieux dommage physique dans le cerveau.
Ce mode de pensée, dit-elle, est ce que les Indiens appellent Jnâna Yoga. Quand on fait des progrès en Jnâna Yoga, on voit surgir des conceptions que, quoiqu'on en soit conscient, l'on ne peut ni exprimer, ni même formuler en une image mentale quelconque. A mesure que le temps passe, ces conceptions prennent la forme d'images mentales. C'est un moment où il faut être sur ses gardes et ne pas se laisser abuser en croyant que la merveilleuse image nouvellement trouvée doit représenter la réalité. Il n'en est rien. En continuant à travailler, on s'aperçoit que l'image qu'on admirait devient terne et non satisfaisante, pour finalement s'évanouir ou être rejetée. C'est alors un nouveau point dangereux, parce que pendant un temps on est laissé dans le vide sans aucune conception pour se soutenir, et on peut bien être tenté de revivifier l'image rejetée, faute d'une meilleure à quoi s'accrocher. Cependant le véritable étudiant continuera à travailler sans être troublé et de nouvelles lueurs informes viendront bientôt, qui avec le temps, donneront naissance à une image plus grande et plus belle que la précédente. Mais l'élève saura maintenant qu'aucun tableau ne représentera jamais la VERITE. Cette dernière image splendide se ternira et s'évanouira comme les autres et ainsi le processus continue, jusqu'à ce qu'enfin le mental et ses images soient transcendés, [78] et que l'étudiant pénètre pour y vivre dans le Monde SANS FORME, mais dont toutes les formes sont des reflets rétrécis.
Le véritable étudiant de La Doctrine Secrète est un Jnâna Yogin, et ce Sentier de Yoga est le Véritable Sentier pour l'étudiant occidental. C'est pour lui fournir des poteaux indicateurs sur ce Sentier que La Doctrine Secrète a été écrite.
[Note ultérieure : J'ai relu à H.P.B. ce compte rendu de son enseignement et lui ai demandé si je l'avais bien comprise. Elle m'a traité de stupide "Crâne épais" et m'a dit que j'étais bien niais de m'imaginer que quoi que ce soit puisse jamais être mis correctement en mots. Mais elle sourit et approuva quand même de la tête, et me dit que vraiment je l'avais mieux compris qu'on ne l'avait jamais fait, et mieux qu'elle ne l'aurait fait elle-même].
Je me demande pourquoi j'écris tout cela. On devrait le transmettre au monde, mais je suis trop vieux pour, le faire jamais. Je me sens tellement un enfant par rapport à H.P.B., quoique j'aie, en années concrètes, vingt ans de plus qu'elle.
Elle a beaucoup changé depuis que je l'ai rencontrée voici deux ans. C'est merveilleux de voir comment elle fait face à une cruelle maladie. A quelqu'un qui ne saurait rien et ne croirait à rien, H.P.B. donnerait la conviction qu'il est quelque chose en dehors et au-delà du corps et du cerveau. Je sens, spécialement depuis ces derniers entretiens avec elle, alors qu'elle est devenue tellement impotente corporellement, que nous recevons des enseignements provenant d'une sphère différente et plus haute. Il nous semble sentir et SAVOIR ce qu'elle dit plutôt que l'entendre avec nos oreilles de chair. X a fait absolument la même remarque, la nuit dernière.
19 avril 1891.
Robert Bowen, C.M.D.R.R.N.