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DE LA NATURE DE NOTRE PRINCIPE PENSANT
LE MYSTÈRE DE L'EGO
Question – J'ai remarqué, dans le passage du Catéchisme Bouddhiste que vous avez cité, il y a un instant, une contradiction que je serais bien aise de vous entendre expliquer. Il s'agit des Skandhas qui, avec la mémoire, changent à chaque nouvelle incarnation ; et, néanmoins, on nous assure la réflexion des vies passées que (réflexion, nous est-il dit, entièrement composée de Skandhas) "doit survivre". Voici maintenant ce que je ne comprends pas et ce dont je voudrais obtenir l'explication : – Qu'est-ce qui survit ? N'est-ce que cette "réflexion" (ces Skandhas), ou bien est-ce toujours Manas, le même Ego ?
Réponse – Je viens de vous expliquer que le Principe réincarnant, ce que nous appelons l'homme divin, est indestructible pour toute la durée du Cycle de Vie ; indestructible comme Entité pensante et même comme forme éthérée. [249] La réflexion n'est que le souvenir spiritualisé, durant la période Dévakhanique, de l'ex-personnalité (M. A, ou Mme B.) avec laquelle l'Ego s'identifie ; cette période, étant la continuation de la vie terrestre, ou plutôt n'étant qu'une série sans interruption des rares moments de bonheur parfait de cette existence terminée, il faut, pour qu'il en reste quelque chose, que l'Ego s'identifie avec la conscience personnelle qui y a appartenu.
Question – Ce qui signifie que l'Ego, malgré sa nature divine, passe dans un état de léthargie mentale ou plutôt de folie temporaire, à chaque période qui s'écoule entre deux incarnations.
Réponse – Vous pouvez interpréter ce fait comme il vous plaira ; pour nous, qui croyons que, en dehors de la Seule Réalité, tout n'est qu'une illusion passagère (y compris l'Univers), nous n'y voyons pas la folie, mais une suite ou un développement fort naturel de la vie terrestre. Qu'est-ce que la Vie ? Un ensemble des expériences les plus variées, d'opinions, d'émotions, d'idées, qui changent chaque jour. Souvent, dans notre jeunesse, nous vouons tout notre enthousiasme à un idéal quelconque, à un héros ou à une héroïne que nous cherchons à imiter ou à faire revivre en nous ; quelques années plus tard, lorsque la fraîcheur de nos jeunes impressions s'est fanée, et que nous sommes devenus plus calmes, nous sommes les premiers à rire de nos sentiments du passé. Et pourtant il y eut un jour où [250] notre propre personnalité s'était si complètement, identifiée à celle de l'idéal qui se trouvait en nous (surtout si cet idéal était un être vivant), que les deux étaient entièrement confondues ensemble.
Peut-on dire que l'homme de cinquante ans est le même être qu'il était à vingt ans ? L'homme intérieur est le même ; mais la personnalité extérieure et vivante est tout à fait changée et transformée. Appelleriez- vous aussi folie ces changements de l'état mental humain ?
Question – Mais, vous-même, comment les appelleriez-vous, et, surtout, comment expliqueriez-vous la permanence de l'un et la fugacité de l'autre ?
Réponse – Nous n'y voyons aucune difficulté grâce à notre doctrine ; l'explication de l'énigme se trouve dans la conscience double de notre intelligence, et aussi dans la dualité de notre "principe" mental. II y a une conscience spirituelle, l'intelligence Manasique éclairée par la lumière de Buddhi ; c'est celle qui peut subjectivement percevoir des abstractions. Il y a aussi la conscience sensible, la lumière Manasique inférieure, qui est inséparable de notre cerveau et de nos sens physiques, auxquels elle est soumise et dont elle dépend, et après la dispersion desquels il faut nécessairement qu'elle disparaisse et meure à son tour. La première conscience seule, dont la racine est cachée dans l'Éternité, vit et survit pour toujours ; et elle seule a, par conséquent, le droit [251] d'être appelée immortelle. Tout le reste appartient au domaine des illusions passagères.
Question – Dans ce cas, qu'est-ce que vous entendez réellement par illusion ?
Réponse – Voici l'excellente description donnée à ce sujet dans l'article sur "le Soi Supérieur", dont nous avons parlé plus haut :
"La théorie dont nous nous occupons (l'échange d'idées entre l'Ego Supérieur et le soi inférieur) est en parfaite harmonie avec celle qui consiste à traiter le monde dans lequel nous vivons comme monde phénoménal de l'illusion, tandis que les sphères spirituelles de la nature représentent le monde nouménal ou le plan de la Réalité. Cette région de la nature dans laquelle l'Ame permanente est, pour ainsi dire, enracinée, est plus réelle que celle dans laquelle s'épanouit, pour un court espace, sa fleur passagère qui se fane et tombe en poussière, tandis que la plante rassemble et conserve son énergie pour produire une nouvelle floraison. Supposez que les fleurs seules fussent perceptibles à des sens ordinaires, et que leurs racines existassent dans un état de la nature non tangible et invisible pour nous, les philosophes, qui auraient deviné qu'il se trouve des racines dans un autre plan d'existence, seraient disposés à dire que les fleurs ne constituent pas les plantes véritables, parce qu'elles n'ont point d'importance réelle et ne sont que les phénomènes illusoires du moment". [252]
Voilà ce que je veux dire. Le monde dans lequel fleurissent les fleurs passagères et fugitives de vies personnelles, n'est pas le monde réel et permanent ; la Réalité se trouve dans le monde qui possède la racine de la conscience, cette racine qui est au-delà de l'illusion et qui subsiste éternellement.
Question –Que voulez-vous dire par là ? Qu'est ce que la racine qui subsiste éternellement ?
Réponse – Cette racine est l'Entité, pensante, l'Ego qui s'incarne, soit que nous le considérions comme un "Ange", un "Esprit", ou une Force. De tout ce que nos sens perçoivent, cela seul qui croît directement de la racine invisible qui est en haut, cela seul qui y est attaché, peut aussi participer à sa vie immortelle. Par conséquent, toute pensée, toute idée, toute aspiration noble, que la personnalité reçoit de cette racine, doit nécessairement devenir permanente. Mais la conscience physique qui n'est qu'une qualité du "principe" sensible et inférieur (Kama-rupa, l'instinct animal, illuminé par la réflexion manasique inférieure) ou l'Ame humaine, doit disparaître. La conscience supérieure entre en activité, lorsque le corps est endormi ou paralysé, mais notre mémoire, dont le travail est alors automatique, n'enregistre ces expériences qu'avec faiblesse et inexactitude, et souvent n'en conserve pas même la moindre impression.
Question – Mais comment se fait-il que Manas, [253] que pourtant vous appelez Nous, c'est-à-dire un "Dieu", soit si faible, durant ses incarnations, qu'il se trouve entièrement sous la domination du corps ?
Réponse – Je pourrais vous répondre par votre question et vous demander : "Comment se fait-il que celui que vous considérez comme le "Dieu des Dieux", et le Seul Dieu vivant, soit si faible qu'il permette au mal (ou au diable) d'être plus puissant que lui et toutes ses créatures, pendant qu'il est au Ciel, ou durant le temps qu'il fut incarné sur cette terre ?
Vous me répliqueriez naturellement : "C'est un mystère ; et il nous est défendu de chercher à pénétrer les mystères de Dieu. "
Comme notre philosophie religieuse ne nous défend rien de semblable, je vous répondrai que, à moins qu'un Dieu ne descende comme Avatar il est impossible qu'un principe divin ne soit point paralysé et retenu prisonnier par la matière turbulente et animale. Dans notre plan d'illusions, ce sera toujours l'hétérogénéité qui l'emportera sur l'homogénéité ; et plus l'essence est proche de sa racine fondamentale, l'Homogénéité Primordiale plus il lui sera difficile de se manifester sur la terre. Il y a des pouvoirs spirituels et divins qui sommeillent dans chaque être humain ; et le Dieu qui est en lui deviendra plus puissant, au fur et à mesure que la vision spirituelle de cet être s'étendra. Mais vous avez de la difficulté à comprendre [254] notre philosophie, parce que peu d'hommes peuvent sentir ce Dieu ; et parce que la déité est générale, limitée dans notre pensée, dès nos premières impressions, à cause des idées qui nous sont inculquées à ce sujet, dans notre enfance.
Question – C'est donc notre Ego qui est notre Dieu ?
Réponse – Pas du tout. "Un Dieu", n'est pas, la déité universelle : il n'est qu'une étincelle l'unique océan de Feu divin. Le Dieu qui est en nous, ou "Notre Père qui est en Secret", est ce que nous appelons le "Soi Supérieur", Atma. – Dans son origine, notre Ego incarnant était un Dieu, comme toutes les émanations primordiales du Principe Unique et Inconnu ; mais, forcé, depuis sa chute dans la Matière", de s'incarner, à travers le Cycle, successivement, depuis le commencement jusqu'à la fin, ce n'est plus un Dieu libre et heureux, mais un pauvre pèlerin, qui chemine pour retrouver ce qu'il a perdu.
Pour vous répondre mieux encore, je ne puis que répéter ce qui a été dit, au sujet de l'Homme intérieur, dans Isis Dévoilée (Vol. II, 593) :
"L'humanité, dès l'antiquité la plus reculée, a toujours été convaincue de l'existence d'une Entité spirituelle et personnelle dans l'homme physique et personnel. Le degré de divinité de cette Entité intérieure dépendait de son rapprochement de la Couronne 52 ; plus cette union était intime, plus la [255] destinée de l'homme était heureuse et moins ses conditions extérieures étaient dangereuses. Cette croyance n'est pas de la bigoterie, ni de la superstition, mais un sentiment instinctif, toujours présent, de la proximité d'un autre monde spirituel et invisible, qui, bien que subjectif pour les sens de l'homme extérieur, est parfaitement objectif pour l'Ego intérieur. Les anciens croyaient, de plus, qu'il existe certaines conditions extérieures et intérieures qui influencent la détermination de notre Volonté sur nos actions. Ils rejetaient la fatalité ; car la fatalité suppose l'action aveugle d'un pouvoir plus aveugle encore. Mais ils croyaient à la destinée ou à karma, que chaque homme, depuis sa naissance jusqu'à sa mort, tisse, fil par fil, autour de lui, comme l'araignée tisse sa toile ; et ce destin est dirigé par cette présence que quelques personnes appellent l'Ange gardien, ou par l'homme astral intime et intérieur, qui n'est que trop souvent le mauvais génie de l'homme de chair ou de la personnalité. Tous deux conduisent l'Homme ; mais l'un des deux doit l'emporter ; et, dès le début même de la lutte invisible, la loi sévère et implacable de la Compensation et de la Rétribution entre dans l'arène et suit fidèlement toutes les incertitudes du conflit. Lorsque le dernier fil est tissé, l'homme est enveloppé du filet qu'il a fait lui-même, et il se trouve complètement [256] sous l'empire du destin qu'il s'est lui-même préparé ; ce destin le fixe alors comme la coquille sans force sur la roche inébranlable, ou l'emporte comme plume dans le tourbillon que ses propres actions ont soulevé".
Telle est la destinée de l'Homme, de l'Ego véritable, et non de l'automate, de la coquille, à laquelle on donne le nom d'homme. A lui de devenir le vainqueur de la matière !
52 La Couronne, c'est-à-dire Kélther, la plus haute des séphiroths, la première et la plus élevée des manifestations de l'ineffable Absolu ou Ensoph.