SECTION V
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QUELQUES MOTIFS DU SECRET
On s'est souvent plaint que le monde en général ait été privé des Sciences Occultes et que les Initiés les aient refusées à l'Humanité. On a prétendu que les gardiens du Savoir Secret se montraient égoïstes en ne répandant pas les "trésors" de la Sagesse Archaïque ; qu'il était véritablement criminel de cacher aux savants de telles connaissances "si elles existent" – etc.
Il doit y avoir eu cependant de bonnes raisons pour cela, puisque depuis les temps les plus reculés de l'Histoire, tous les Hiérophantes et tous les "Maîtres" ont agi de la sorte. Pythagore, le premier Adepte et le premier Savant réel de l'Europe pré-chrétienne, est accusé d'avoir publiquement enseigné l'immobilité de la terre et le mouvement de rotation des étoiles autour d'elle, tandis qu'il déclarait à ses Adeptes privilégiés qu'il croyait au mouvement de la terre, comme planète, et au système héliocentrique. Cependant, les raisons qui motivèrent ce secret étaient nombreuses et l'on n'en fit jamais mystère. La principale de ces raisons fut donnée dans Isis Dévoilée et nous pouvons la répéter maintenant.
Depuis le jour où le premier mystique, élève du premier Instructeur des "Dynasties divines" des premières races, fut instruit des moyens de communication qui existent entre ce monde et les mondes de la région invisible, entre la sphère de la matière et celle du pur esprit, il en conclut que le fait de livrer cette science mystérieuse à la profanation, volontaire ou involontaire, de la multitude profane, c'était la perdre. L'abus de cette science pouvait conduire l'humanité à une destruction rapide ; cela équivalait au fait d'entourer des enfants de substances explosives et de leur fournir des allumettes. Le premier Instructeur divin n'initia que quelques rares élus et ceux- ci gardèrent le silence vis-à-vis de la multitude. Ils reconnaissaient leur "Dieu" et chaque Adepte sentait en lui-même le grand "SOI". L'Atman, le Soi, le puissant Seigneur Protecteur, dès que l'homme le reconnaissait comme le "Je suis" "l'Ego sum" "l'Asmi", laissait entrevoir toute sa puissance à celui qui se montrait capable de reconnaître la "petite voix tranquille". Depuis l'époque de l'homme primitif, décrit par le premier poète védique, jusqu'à notre époque moderne, tous les philosophes vraiment dignes de ce titre cachèrent dans le sanctuaire [V 66] silencieux de leur cœur la grande et mystérieuse vérité. Celui qui était initié l'apprenait comme une science sacrée, sinon, comme Socrate, il se répétait à lui-même et répétait à ses semblables, la noble injonction, "O homme, connais-toi toi-même !" et réussissait à reconnaître son Dieu en lui-même. "Vous êtes des Dieux", nous disait le roi-psalmiste et nous voyons Jésus rappeler aux scribes que cette expression s'adressait à d'autres hommes mortels, réclamant pour eux-mêmes le même privilège sans commettre aucun blasphème. Comme un écho fidèle, Paul, tout en affirmant que nous sommes tous le "temple du Dieu vivant", fait prudemment remarquer ailleurs qu'après tout, ces choses ne sont que pour les "sages" et qu'il est "illégitime" d'en parler 97.
97 III, 427, 428. De nombreuses modifications du texte original d'Isis Dévoilée furent faites par H. P dans les citations qu'elle en tirait et on s'y est conformé d'un bout à l'autre.
Quelques-unes des raisons qui motivent ce secret peuvent être données ici.
La loi fondamentale et la clef maîtresse de la Théurgie pratique, dans ses principales applications à l'étude sérieuse des mystères cosmiques et sidéraux, des mystères psychiques et spirituels, était et est encore, ce que les Néo-platoniciens grecs appelaient la "Théophanie". Celle-ci, dans son sens le plus généralement accepté, est "la communication entre les Dieux (ou Dieu) et les mortels initiés que leur développement spirituel rend aptes à jouir de ces rapports". Esotériquement, pourtant, elle signifie plus que cela ; en effet, ce n'est pas seulement la présence d'un Dieu, mais une incarnation réelle – quoique temporaire – c'est en quelque sorte le mélange de la Divinité personnelle, du Soi supérieur, avec l'homme – son représentant ou son agent sur terre. Suivant une loi générale, le Dieu le plus haut, la Sur-âme de l'être humain (Atma Bouddhi), se borne à couvrir l'individu de son ombre durant sa vie, dans un but d'instruction et de révélation ou bien, comme le diraient les catholiques romains – qui donnent, à tort, à cette Sur-âme le nom "d'Ange Gardien" "Elle se tient à l'extérieur et veille." Au contraire, dans le cas du mystère théophanique, elle s'incarne dans le théurgiste dans un but de révélation. Lorsque l'incarnation est temporaire, durant ces mystérieuses "extases" que Plotin définit comme La libération du mental des entraves de sa conscience limitée, pour s'unifier et s'identifier à l'Infini.
cette condition sublime est très brève. L'âme humaine étant le rejeton ou l'émanation de son Dieu, le "Père et le Fils" ne font plus qu'un, "la source divine s'écoulant comme un [V 67] torrent dans son lit humain 98". Dans certains cas exceptionnels, pourtant, le mystère devient complet : le Verbe est réellement fait chair et l'individu devient divin dans la pleine acception du terme, puisque son Dieu personnel a fait de lui son tabernacle permanent pour toute la vie – "le temple de Dieu", suivant l'expression de Paul.
Ce que nous entendons ici par le Dieu personnel de l'Homme n'est bien entendu, pas son septième principe seul, attendu que per se et en essence, celui-ci n'est qu'un rayon de l'Océan infini de Lumière. En conjonction avec notre âme divine, Bouddhi, on ne peut l'appeler une Dyade, comme cela aurait lieu autrement, car bien que formé d'Atma et de Bouddhi (les deux Principes supérieurs), le premier n'est pas une entité, mais une émanation de l'Absolu dont on ne peut réellement pas le séparer. Le Dieu personnel n'est pas la Monade, mais bien le prototype de cette dernière, ce que, faute de mieux, nous appelons le Kâranâtma 99 manifesté (Ame Causale), un des "sept" réservoirs principaux des Monades ou Egos humains. Ces derniers sont graduellement formés et fortifiés durant leur cycle d'incarnation par de constantes additions d'individualité, tirée des personnalités dans lesquelles s'incarne le principe androgyne, mi-spirituel et mi-terrestre, qui appartient à la fois au ciel et à la terre, que les Védantins appellent Jiva et Vijnânamaya Kosha et que les occultistes appellent Manas (le mental) ; bref, ce qui s'incarne à chaque nouvelle naissance en s'unissant partiellement à la Monade. En parfaite unité avec son (septième) Principe, l'Esprit sans mélange, c'est le Soi Supérieur divin, comme le savent tous les étudiants en Théosophie. Après chaque nouvelle incarnation, Bouddhi-Manas recueille, pour ainsi dire, l'arôme de la fleur qu'on appelle personnalité, dont les résidus purement terrestres – les déchets – sont abandonnés et s'effacent comme des ombres. Cela constitue la partie la plus difficile de la doctrine – parce qu'elle appartient à la métaphysique transcendante.
98 Proclus prétend avoir éprouvé six fois cette sublime extase durant sa vie mystique ; Porphyre affirme qu'Apollonius de Tyane fut ainsi uni quatre fois à sa divinité – déclaration que nous considérons comme erronée, puisque Apollonius était un Nirmânakâya (incarnation divine – et non Avatar) – et lui (Porphyre) une seule fois, lorsqu'il avait dépassé la soixantaine. La Théophanie (ou apparition réelle d'un dieu à l'homme), la Théopathie (inspiration, ou plutôt pouvoir mystérieux d'entendre les enseignements oraux d'un dieu), n'ont jamais été bien comprises.
99 Le Kârana-Sharîra est le corps "causal" et on le représente parfois comme le "Dieu personnel" – et il l'est, dans un sens.
Comme je l'ai répété maintes fois, dans cet ouvrage et dans d'autres, ce ne sont pas les Philosophes, les Sages et les Adeptes de l'antiquité que l'on pourrait accuser d'idolâtrie. [V 68] En fait, ce sont eux qui, reconnaissant l'unité divine, étaient, grâce à leur initiation aux mystères de l'Esotérisme, les seuls en état de comprendre correctement l'ὺπόνοια (hyponoia), ou sens sous-jacent de l'anthropomorphisme de ce que l'on appelle les Anges, les Dieux et les Etres spirituels de toute sorte. Chacun d'eux, vouant un culte à l'unique Essence Divine qui imprègne le monde entier de la nature, respectait, mais n'adorait jamais, ni ne transformait jamais en idole, aucun de ces "Dieux", tant supérieurs qu'inférieurs – pas même sa propre Divinité personnelle, dont il était un rayon et à laquelle il faisait appel 100.
100 Cela constituerait, dans un sens, un culte de Soi-même.
La Triade sainte émane de l'Unique et c'est la Tétraktys ; les Dieux, les démons et les âmes, sont une émanation de la Triade. Les Héros et les Hommes répètent eux-mêmes la hiérarchie.
Ainsi parlait le pythagoricien Métrodore de Chio, la dernière partie de la phrase voulant dire que l'homme possède en lui-même sept pâles reflets des sept Hiérarchies divines ; son Soi Supérieur n'est, par suite, en lui- même, qu'un rayon réfracté du Rayon direct. Celui qui considère ce dernier comme une entité, au sens habituel du terme, est un "des infidèles et des athées" dont parle Epicure, car il rattache à ce Dieu "les opinions de la multitude" – anthropomorphisme de la nature la plus grossière 101. L'Adepte et l'Occultiste savent que "ceux que l'on appelle les Dieux ne sont que les premiers principes" (Aristote). Ce sont néanmoins des "Principes" intelligents, conscients et vivants, les Sept Lumières Primordiales manifestées provenant de la Lumière non manifestée – qui, pour nous, est Ténèbres. Ce sont les Sept Koumâras – exotériquement quatre – ou "Fils Nés-du-Mental" de Brahmâ. Ce sont encore eux, les Dhyân-Chohans, qui sont, au cours de l'éternité æonique, les prototypes des Dieux inférieurs et des hiérarchies d'Etres divins ; au bas de cette échelle d'être il y a nous – les hommes.
Il se pourrait donc que le Polythéisme, philosophiquement interprété, fût d'un degré supérieur même au Monothéisme des Protestants, par exemple, qui limitent et conditionnent la Divinité en qui ils persistent à voir l'Infini, alors que les actes qui lui sont attribués font de cet "Absolu et Infini" le paradoxe le plus absurde de la Philosophie. A ce point de vue, le Catholicisme Romain est incommensurablement supérieur et plus logique que le Protestantisme, bien que l'Eglise Romaine ait jugé à propos d'adopter l'exotérisme de la "multitude" [V 69] païenne et de repousser la Philosophie du pur Esotérisme.
Chaque mortel a donc sa contrepartie immortelle, ou plutôt son archétype, dans le ciel. Cela veut dire que le premier est indissolublement uni à son archétype, durant chacune de ses incarnations et pour toute la durée du cycle des naissances ; seulement c'est par le Principe spirituel et intellectuel en lui, absolument distinct du soi inférieur, et jamais par la personnalité terrestre. Quelques-unes de celles-ci sont même susceptibles de rompre entièrement l'union, en cas d'absence, chez l'individu moral, de liens contraignants, c'est-à-dire spirituels. Vraiment, comme l'explique Paracelse dans son style étrange et tourmenté, l'homme avec ses trois Esprits (composés) est suspendu comme un fœtus, par tous trois, à la matrice du Macrocosme ; le fil qui le maintient uni est "l'Ame-Fil", le Soûtrâtma et Taijasa (le "Brillant") des Védantins. C'est par ce Principe spirituel et intellectuel de l'homme, c'est par Taijasa – le Brillant "parce qu'il a pour associé l'organe lumineux interne" – que l'homme est ainsi uni à son prototype céleste, et jamais par son soi inférieur interne au Corps Astral, auquel, dans la plupart des cas, il ne reste plus qu'à se dissiper peu à peu.
L'Occultisme, ou Théurgie, enseigne les moyens de réaliser cette union, mais ce sont les actions de l'homme – son mérite personnel seul – qui peuvent la produire sur la terre, ou en déterminer la durée. Cette durée varie entre quelques secondes – un éclair – et plusieurs heures, durant lesquelles le Théurgiste ou Théophaniste est lui-même ce "Dieu" qui adombre tout ; il se trouve donc momentanément doué d'omniscience et d'omnipotence relatives. Avec des Adeptes aussi parfaits (divins) que Bouddha 102 et certains autres, cet état hypostatique de la condition avatarique peut durer toute la vie, tandis que, dans le cas des Initiés complets, qui n'ont pas encore atteint l'état parfait de Jîvanmoukta 103, la Théopneustie lorsqu'elle est complète, a pour résultat que le haut Adepte garde un souvenir complet de tout ce qu'il a vu, entendu ou ressenti.
Taijâsa a la jouissance du supersensible 104. [V 70]
Pour quelqu'un de moins parfait cela ne se termine que par un souvenir partiel et indistinct ; tandis que le commençant, durant la première période de ses expériences psychiques, est plongé dans une confusion suivie d'un oubli rapide et complet des mystères entrevus au cours de cet état super-hypnotique. Le degré d'intensité du souvenir, lorsque l'on revient à son état normal et à ses sens physiques, dépend de la purification spirituelle et psychique, car le plus grand ennemi de la mémoire spirituelle, c'est le cerveau physique de l'homme, l'organe de sa nature sensorielle.
Les états ci-dessus sont décrits en vue d'une compréhension plus claire des termes employés dans cet ouvrage. Il y a tant de variétés de ces états, qu'un Voyant est lui-même susceptible de les confondre entre eux. Bref, nous le répétons, le mot grec, rarement employé, de "Théophania" avait, chez les Néo-Platoniciens, un sens plus étendu que pour les auteurs modernes de dictionnaires. Le mot composé de "Théophania" (formé de "Théos", "Dieu" et de "phainomai", "apparaître"), ne signifie pas simplement "une manifestation de Dieu à l'homme par apparition réelle" – une absurdité, soit dit en passant – mais la présence réelle d'un Dieu dans l'homme, une incarnation divine. Lorsque Simon le Magicien prétendait être "Dieu le Père", il voulait dire précisément ce que nous venons d'expliquer, à savoir qu'il était une incarnation divine de son propre Père, que nous voyions en ce dernier un Ange, un Dieu ou un Esprit ; c'est pourquoi on l'appelait "cette puissance de Dieu qui est appelée Grande" 105, ou cette puissance en vertu de laquelle le Soi Divin se loge dans son soi inférieur – l'homme.
101 "Les dieux existent, dit Epicure, mais ils ne sont pas ce que les οι πολλοι [la multitude] supposent. Il n'est ni infidèle, ni athée, celui qui nie l'existence des Dieux qu'adore la foule, mais celui-là l'est, qui rattache aux Dieux les opinions de la foule.
102 Le Bouddhisme, tant ésotérique qu'exotérique, repousse la théorie d'après laquelle Gautama était une incarnation ou un Avatar de Vishnou mais enseigne la doctrine que nous exposons ici. Chaque homme possède en lui, sinon les conditions, du moins les matériaux, permettant d'atteindre les rapports théophaniques et la Théopneustie bien que, dans tous les cas, le "Dieu" qui inspire soit son propre Soi supérieur ou prototype divin.
103 Etre entièrement et absolument purifié, qui n'a rien de commun avec la terre, sauf son corps.
104 Mândoûkyopanishad, 4.
C'est là un des nombreux mystères de l'être et de l'incarnation. Un autre de ces mystères, c'est que lorsqu'un Adepte atteint, durant sa vie, l'état de sainteté et de pureté qui fait de lui "l'égal des Anges", son corps d'apparition ou corps astral devient, au moment de sa mort, aussi solide et aussi tangible que l'était son ancien corps et se trouve transformé en l'homme réel 106. L'ancien corps physique tombe comme la peau d'un serpent et le corps du "nouvel" homme demeure visible ou, au choix de l'Adepte, disparaît grâce à l'enveloppe Akasique qui lui fait écran. Dans ce dernier cas, trois voies s'ouvrent devant l'Adepte.
105 Actes, VIII, 10 (version révisée).
106 Voyez les explications données sur ce sujet dans "The Elixir of life" par G. M. (d'après le Journal d'un Chélâ) ; Five Years of Theosophy, pp. 18 et seq.
- Il peut rester sur la sphère de la terre (Vâyou ou Kâmaloka), dans la localité éthérée cachée aux yeux humains, sauf durant les éclairs de clairvoyance. Dans ce cas, son corps [V 71] astral n'étant plus, en raison de sa grande pureté et de sa grande spiritualité, dans les conditions requises pour que la lumière Akasique (l'éther inférieur ou terrestre) absorbe ses particules semi-matérielles, l'Adepte devra demeurer en compagnie des coques qui se désagrègent – sans rien faire de bon ou d'utile. Bien entendu, cela ne saurait être.
- Il peut, grâce à un suprême effort de volonté, se fondre entièrement dans sa Monade et s'unir à elle. Toutefois, en agissant de la sorte, il priverait son Soi Supérieur de tout Samâdhi posthume – béatitude qui n'est pas le véritable Nirvâna – car l'astral, si pur qu'il soit, est trop terrestre pour un pareil état, et il s'exposerait par là à l'action de la loi Karmique, car son choix n'aurait été déterminé, en somme, que par un égoïsme personnel – recueillir les fruits de ses propres efforts, pour soi – seul.
L'Adepte est libre de renoncer au Nirvâna et au repos conscients, pour travailler sur terre pour le bien de l'humanité. Il peut le faire de deux manières ; ou bien, comme il est dit plus haut, il peut, en consolidant son corps astral, sous un aspect physique, assumer à nouveau la même personnalité ; ou bien il peut se procurer un corps physique complètement nouveau, soit celui d'un enfant nouveau-né, soit – comme on dit que Shankarâchârya l'a fait avec le corps d'un Rajah décédé – en "entrant dans une enveloppe abandonnée" et en y vivant aussi longtemps qu'il le veut. C'est ce que l'on appelle "l'existence continuelle". La Section intitulée : "Le Mystère de Bouddha" mettra mieux en lumière cette théorie, incompréhensible pour le profane, ou simplement absurde pour le public en général. Telle est la doctrine enseignée, chacun restant libre, soit de la sonder encore plus profondément, soit de la laisser sans attention.
Ce qui précède ne constitue qu'une faible portion de ce qui aurait pu être donné dans Isis Dévoilée si le moment en avait été venu, comme il l'est maintenant. On ne saurait étudier avec fruit la Science occulte, à moins de s'y consacrer – cœur, âme et corps. Quelques-unes de ses vérités sont trop redoutables, trop dangereuses pour le mental moyen. Personne ne saurait jouer impunément avec des armes aussi terribles. C'est pourquoi, comme le dit saint Paul, il est "illégitime" d'en parler. Acceptons cette recommandation et ne parlons que de ce dont il est "légitime" de parler.
La dernière citation tirée d'Isis Dévoilée n'a du reste trait qu'à la Magie psychique ou spirituelle. Les enseignements pratiques de la Science Occulte sont tout différents et rares sont les puissantes intelligences capables de les comprendre. Quant à l'extase et autres genres d'auto- illumination, on peut y arriver seul, sans instructeur ni initiation, car l'extase est atteinte grâce à la maîtrise et au contrôle interne de l'Ego [V 72] physique par le Soi ; pour obtenir la maîtrise des forces de la Nature, il faut un long entraînement ou les capacités de celui qui naît "Magicien naturel". En attendant, nous conseillons fortement à ceux qui ne possèdent aucune des qualifications requises, de s'en tenir au développement purement spirituel. Celui-ci même est difficile, car la première des qualifications nécessaires est une foi inébranlable dans ses propres facultés et dans la Divinité qui est en soi ; autrement le développement de l'homme ferait simplement de lui un médium irresponsable. Dans toute la littérature mystique de l'ancien monde, nous retrouvons cette même idée de l'Esotérisme spirituel, d'après laquelle le Dieu personnel existe dans l'adorateur et nulle part hors de lui. Cette Divinité personnelle n'est pas un vain souffle ou une fiction, mais une Entité immortelle, l'Initiateur des Initiés, maintenant que les Initiateurs du ciel ou Initiateurs-Célestes de l'humanité primitive – les Shishta des cycles précédents – ne sont plus parmi nous. Semblable à un courant souterrain, rapide et clair, elle coule sans mélanger la pureté cristalline de ses eaux avec les eaux fangeuses et troubles du dogmatisme : Divinité anthropomorphe et intolérance religieuse imposées. Nous retrouvons cette idée dans le style tourmenté et barbare du Codex Nazaraeus et dans la superbe langue néo-platonicienne du Quatrième Evangile de la Religion postérieure, dans le plus antique Véda et dans l'Avesta, dans l'Abhidharma, dans le Sânkhya de Kapila et dans la Bhagavad Gîtâ.Nous ne pouvons atteindre l'Adeptat et le Nirvâna, la Béatitude et le "Royaume du Ciel", à moins de nous rattacher d'une manière indissoluble à notre Rex Lux, au Seigneur de Splendeur et de Lumière, au Dieu immortel en nous. "Aham éva param Brahman". – "Je suis, en vérité, le suprême Brahman" – qui a toujours été l'unique vérité vivante dans le cœur et l'esprit des Adeptes et c'est ce qui aide le Mystique à en devenir un. On doit avant tout reconnaître son propre Principe immortel, et c'est alors seulement que l'on peut conquérir le Royaume des Cieux ou s'en emparer par violence. Mais cela doit être exécuté par l'homme supérieur non pas par l'homme intermédiaire ni par le troisième homme, car ce dernier n'est que poussière. Le second homme, le "Fils", ne peut non plus rien faire – sur ce plan, puisque le "Père" est le Fils, sur un plan encore plus élevé – sans le secours du premier, le "Père", mais, pour réussir, il faut s'identifier avec son Père divin.
Le premier homme est de la terre ; le second homme [l'interne, notre supérieur] est le Seigneur venu du Ciel... Regardez, je vous montre là un mystère 107.[V 73]
Ainsi parle Paul, ne faisant allusion qu'à l'homme double et trinitaire, pour être mieux compris des non-initiés. Mais ce n'est pas tout, car l'injonction de Delphes doit être accomplie : l'homme doit se connaître lui- même, afin de devenir un parfait Adepte. Combien peu, pourtant, sont capables d'acquérir ce savoir, non seulement dans son sens mystique intérieur, mais même dans son sens littéral, car ce commandement de l'Oracle a deux sens. Telle est la doctrine pure et simple de Bouddha et des Bodhisattvas.
Tel est aussi le sens mystique de ce qui fut dit par Paul aux Corinthiens, à savoir qu'ils étaient le "temple de Dieu", car cela voulait dire Esotériquement :
Vous êtes le temple [du, ou de votre] Dieu, et l'Esprit [d'un ou de votre] Dieu habite en vous 108.
Cela a précisément la même signification que la phrase : "Je suis vraiment Brahman", des Védantins et cette assertion n'est pas plus blasphématoire que celle de Paul – si toutefois il y a la moindre trace de blasphème dans l'une ou l'autre, ce que nous nions. Seulement le Védantin, qui ne parle jamais de son corps comme de lui-même, ni même comme d'une partie de lui-même, ni comme autre chose qu'une simple forme illusoire dans laquelle les autres le voient, émet son assertion plus ouvertement et plus sincèrement que ne le fit Paul.
107 I, Cor., XV, 47, 50
108 Cor., III, 16. Le lecteur a-t-il jamais médité les paroles suggestives souvent adressées par Jésus à ses Apôtres ? "Soyez donc parfaits, comme votre Père Céleste... est parfait" (Math., V 48) dit le Grand Maître. Les mots sont, "aussi parfait que votre Père qui est au ciel", ce qui est interprété comme signifiant Dieu. Or, l'idée d'un homme devenant aussi parfait que la Divinité infinie, parfaite, omnisciente et omniprésente est d'une absurdité qui saute aux yeux. Si vous prenez la phrase dans ce sens, vous faites dire à Jésus la chose la plus fausse. Le sens Esotérique était le suivant : "Votre Père qui est au-dessus de l'homme matériel et astral, le Principe supérieur (sauf la Monade), dans l'homme, son propre Dieu personnel, ou le Dieu de sa propre personnalité, dont il constitue la "prison" et le "temple". "Si tu veux être parfait (c'est-à-dire un Adepte, un Initié) va vendre ce que tu possèdes" (Math., XIX, 21). Tout homme qui désirait devenir un chéla, alors comme aujourd'hui, devait prononcer le vœu de pauvreté. Le "Parfait", tel était le nom donné aux Initiés de toutes sortes. Platon leur donne ce nom. Les Esséniens avaient leurs "Parfaits" et Paul déclare clairement que ceux-ci, les Initiés, ne pouvaient parler que devant d'autres Adeptes. "Nous ne parlons de Sagesse (seulement) en présence de ceux qui sont parfaits (I, Cor., III, 6).
Le commandement de "Connais-toi toi-même", donné à Delphes, était parfaitement compréhensible pour toutes les nations de jadis. Il en est de même aujourd'hui, sauf pour les Chrétiens, puisque, à part les Musulmans, il fait partie intégrante de toutes les religions orientales, y compris celle des Juifs versés dans la Cabale. Néanmoins, pour en [V 74] comprendre le sens complet, il faut d'abord la foi dans la Réincarnation et dans tous ses mystères ; non pas comme elle est exposée dans la doctrine des Réincarnationistes français de l'école d'Allan Kardec, mais telle qu'elle est exposée et enseignée par la Philosophie Esotérique. Bref, il faut que l'homme sache qui il était, avant d'arriver à savoir qui il est. Or, combien sont les Européens qui sont capables de développer en eux-mêmes une croyance absolue dans leurs réincarnations passées et futures, non pas jusqu'à la connaissance mystique de leur vie immédiatement précédente, mais ne fût-ce que comme à une loi générale ? L'éducation première, la tradition et l'entraînement de la pensée, tout, en un mot, s'oppose à cette croyance pendant leur vie entière. Les personnes instruites ont été élevées avec cette pernicieuse idée que la grande différence constatée entre les diverses unités d'une même humanité, ou d'une même race, est le résultat du hasard ; que le gouffre qui sépare les hommes dans leurs positions sociales respectives, comme la naissance, l'intelligence, les capacités physiques et mentales – qualification dont chacune a une influence directe sur chaque vie humaine – que tout cela, dis-je, est dû à un hasard aveugle, et seuls les plus pieux d'entre eux puisent une consolation équivoque dans l'idée que c'est "la volonté de Dieu". Ils n'ont jamais songé à réfléchir, à analyser l'énormité de l'opprobre dont ils couvrent leur Dieu, dès qu'ils repoussent la grandiose et si équitable loi des renaissances multiples de l'homme sur cette terre. Des hommes et des femmes désirant ardemment être considérés comme des Chrétiens, cherchant souvent sincèrement à mener une vie Christique, n'ont jamais cherché à réfléchir sur les paroles que renferme leur propre Bible. "Es-tu Elie ?" demandaient les prêtres juifs et les Lévites à saint Jean-Baptiste 109 ? Leur Sauveur enseigna à ses disciples cette grande vérité de la Philosophie Esotérique, mais, en vérité, si Ses Apôtres l'ont comprise, aucune autre personne ne semble en avoir saisi la véritable signification. Non, pas même Nicodème, qui, entendant cette assertion : "A moins qu'un homme ne naisse de nouveau 110 il ne peut voir le royaume de Dieu", répondit : "Comment un homme peut-il naître lorsqu'il est vieux" et reçut ce reproche : "Es-tu un maître dans Israël et ignores-tu ces choses ?" – car personne n'avait le droit de se qualifier de "Maître" et d'Instructeur, sans avoir été initié aux Mystères, d'une renaissance spirituelle à travers l'eau, le feu et l'esprit, et de la renaissance [V 75] de la chair 111.
109 Jean, I, 21.
110 Jean, III, "Naisse" d'en haut, c'est-à-dire de sa Monade ou Ego divin, le septième Principe qui subsiste jusqu'à la fin du Kalpa, qui est le noyau de la personnalité et en même temps le Principe qui l'adombre, ainsi que le Kâranâtmâ (Ame" Causale), dans chaque renaissance. Dans ce sens, l'expression "naisse de nouveau" veut dire "descende d'en haut" sans que les deux derniers mots aient un rapport quelconque avec le ciel ou l'espace, qui ne peuvent être limités ou localisés ni l'un ni l'autre, puisque l'un est un état et l'autre l'infini, et n'ont par suite pas de points cardinaux. (Voyez le Nouveau Testament, version révisée, loc. cit.)
111 Cela ne saurait avoir aucun rapport avec le Baptême chrétien, puisqu'il n'existait pas à l'époque de Nicodème et que celui-ci ne pouvait, par suite, rien en connaître, même s'il était un "Maître".
112 Ce mot, traduit dans le Nouveau Testament par "monde" pour le mettre d'accord avec l'interprétation officielle, veut dire un "âge" (comme il est montré dans la version révisée) ou une des périodes du Manvantara, un Kalpa ou Æon. Esotériquement, la phrase serait la suivante : "Celui qui atteindra, par une série de naissances et par la loi karmique l'état dans lequel se trouvera l'humanité après la Septième Race, lorsque arrive le Nirvâna, Moksha, et lorsque l'homme devient "égal aux Anges" ou Dhyân-Chohans, celui-là est un "fils de la résurrection" et "ne peut plus mourir" ; alors il n'y aura plus de mariage, comme il n'y aura plus de différences de sexes" – résultat de notre matérialisme et animalité actuels.
En outre, aucune expression ne pourrait mieux éclairer la doctrine des renaissances multiples que ne le fait la réponse de Jésus aux Sadducéens, "qui niaient qu'il y eût des résurrections", c'est-à-dire des renaissances, puisque le dogme de la résurrection de la chair est aujourd'hui considéré comme une absurdité, même par le clergé intelligent :
Ceux qui se seront considérés comme dignes d'atteindre ce monde (Nirvâna) 112... ne se marieront pas... ni ne pourront plus jamais mourir.
ce qui prouve qu'ils étaient déjà morts auparavant et cela plus d'une fois. Puis encore :
Maintenant que les morts sont ressuscités, Moïse lui- même l'a montré... lorsqu'il appelle le Seigneur, le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob, car il n'est pas le Dieu des morts, mais celui des vivants.
La "phrase : "maintenant que les morts sont ressuscités" se rapportait évidemment aux renaissances, qui avaient alors lieu, des Jacobs et des Isaacs et non à leur résurrection future, parce que, dans ce cas, ils eussent encore été morts dans l'intervalle et on n'aurait pu en parler comme des "vivants".
Mais la plus suggestive des paraboles et des "paroles obscures" du Christ se trouve dans l'explication qu'il donna à ses Apôtres au sujet de l'aveugle :
Maître, qui donc a péché pour que cet homme soit un aveugle ; lui-même ou ses parents ? 113 Jésus répondit : "Cet homme [physique [V 76] aveugle] n'a pas péché, non plus que ses parents, mais les œuvres de (son) Dieu devaient être manifestées en lui 114.
L'homme n'est que le "tabernacle", "l'édifice" de son Dieu et il va de soi que ce n'est pas le temple, mais son habitant – le véhicule de "Dieu" 115 – qui a péché dans une incarnation antérieure et a, de la sorte, infligé le Karma de la cécité au nouvel édifice. Jésus disait donc vrai, mais, jusqu'à présent, ses disciples se sont refusés à comprendre les paroles de sagesse qu'il a prononcées. Le Sauveur est représenté par ses disciples comme préparant, par ses paroles et par ses explications, la voie à un programme préconçu, qui devait aboutir à un miracle voulu. En vérité, le Grand Martyr est resté depuis lors, pendant dix-huit siècles, la Victime journellement crucifiée par ses disciples ecclésiastiques et laïques, bien plus cruellement qu'elle n'a jamais pu l'être par ses ennemis allégoriques. Tel est, en effet, le véritable sens des mots : "afin que les œuvres de Dieu fussent manifestées en lui" suivant l'interprétation théologique, et cette interprétation est dépourvue de toute dignité, si l'on repousse l'explication Esotérique.
On considérera sans doute ce qui précède comme un nouveau blasphème. Néanmoins, nous connaissons un certain nombre de Chrétiens – dont les cœurs volent vers l'idéal qu'ils se font de Jésus, aussi énergiquement que leurs âmes reculent devant le portrait théologique du Sauveur officiel – qui pèseront nos explications et n'y trouveront aucune offense, mais, peut-être, un soulagement.
113 Luc, XX, 37-38.
114 Jean, IX, 2, 3.
115 L'Ego conscient ou le Cinquième Principe, Manas, le véhicule de la Monade divine ou "Dieu".
[V 77]