SECTION XLVI
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NIRVANA-MOKSHA
Les quelques phrases que l'on trouve dans le texte et qui sont tirées d'un des enseignements secrets de Gautama Bouddha, prouvent à quel point est imméritée l'épithète de "Matérialiste" lorsqu'on l'applique à un Etre que les deux tiers de ceux considérés en Asie comme des Adeptes et des Occultistes reconnaissent comme leur Maître, que ce soit sous le nom de Bouddha ou sous celui de Shankarâchârya. Le lecteur doit se souvenir que les paroles que nous venons de citer représentent, d'après les Occultistes Tibétains, ce qu'enseignait Bouddha Sang-gyas (ou Pho) : il y a trois choses éternelles dans l'Univers – la Loi, le Nirvâna et l'Espace. Les Bouddhistes de l'Eglise Méridionale prétendent, d'autre part, que Bouddha considérait deux choses seulement comme éternelles – l'Akâsha et le Nirvâna. Mais Akâsha étant la même chose qu'Aditi 128 et les deux se traduisant par "Espace", il n'y a donc pas de contradiction, puisque le Nirvâna, ainsi que Moksha, sont des états. Alors, dans les deux cas, le grand Sage de Kapilavastou unifie les deux, ainsi que les trois, en un unique Elément éternel et conclut en disant que même "cet Unique est une Mâyâ", pour celui qui n'est pas un Dang-ma, une Ame parfaitement purifiée.
Toute la question repose sur des conceptions matérialistes erronées et sur l'ignorance de la Métaphysique Occulte. Pour l'homme de Science, qui considère l'Espace comme une simple représentation mentale, comme la conception d'une chose qui existe pro formâ et qui n'a pas d'existence réelle en dehors de notre mental, l'Espace per se est vraiment une illusion. Il peut remplir l'espace interstellaire illimité d'un éther "imaginaire", l'Espace reste néanmoins pour lui une abstraction. Au point de vue purement Occulte, la plupart des Métaphysiciens de l'Europe sont aussi éloignés d'une compréhension correcte de "l'Espace" que le sont les Matérialistes, bien que les conceptions erronées des deux diffèrent naturellement beaucoup.
Si nous nous souvenons des idées philosophiques des Anciens sur cette question et si nous les comparons à ce qu'on appelle aujourd'hui la Science physique exacte, nous [VI 92] ne constaterons de divergence qu'en ce qui concerne les conclusions et les noms ; leurs postulats sont les mêmes lorsqu'on les réduit à leur plus simple expression. Depuis les débuts des Æons humains, depuis l'aurore de la Sagesse occulte, les régions que les Savants remplissent d'éther ont été explorées par les voyants de toutes les époques. Ce que le monde considère simplement comme l'Espace cosmique, une représentation abstraite, le Richi Hindou, le Mage Chaldéen, l'Hiérophante Egyptien, le considéraient tous comme l'unique Racine éternelle de tout, le champ d'action de toutes les Forces de la Nature. C'est la source de toute la vie terrestre et la demeure des essaims d'existences invisibles (pour nous) – d'êtres réels, aussi bien que de leurs simples ombres, conscients et inconscients, intelligents et dépourvus de sens – qui nous entourent de toutes parts, qui interpénètrent les atomes de notre Cosmos et qui ne nous voient pas, de même que nous ne les voyons ni ne les sentons, à l'aide de nos organes physiques. Pour l'Occultiste "Espace" et "Univers" sont synonymes. Dans l'Espace, il n'y a pas la Matière, la Force et l'Esprit, mais tout cela et bien plus encore. C'est l'Unique Elément, et cette unique Anima Mundi – Espace, Akâsha, Lumière Astrale, la Racine de Vie qui, dans son mouvement éternel, incessant, semblable à l'inspiration et à l'expiration d'un unique océan sans limites, n'évolue que pour réabsorber tout ce qui vit, sent, pense et a son être en elle. Comme nous l'avons dit dans Isis Dévoilée, l'Univers est :
La combinaison de mille éléments, et cependant l'expression d'un seul Esprit – un chaos pour les sens, un Cosmos pour la raison.
Telle était à ce sujet l'opinion de tous les grands Philosophes de l'antiquité, depuis Manou jusqu'à Pythagore, depuis Platon jusqu'à Paul.
Lorsque la dissolution [Pralaya] fut arrivée à son terme, le grand Etre [Para-Atmâ, ou Para-Pourousha], le Seigneur existant par lui-même, du sein de qui et par qui toutes choses furent, sont et seront... résolut d'émaner de sa propre substance les diverses créatures 129.
La Décade mystique [de Pythagore] 1 + 2 + 3 + 4 = 10 est une façon d'exprimer cette idée. L'Un est Dieu 130 ; le Deux la matière ; [VI 93] le Trois, combinant la Monade et la Dyade et participant de la nature des deux, est le monde phénoménal ; la Tétrade, ou forme de perfection, exprime le vide de tout, et la Décade, ou la somme de tout, implique le Cosmos entier 131.
Le "Dieu" de Platon, c'est "l'Idéation Universelle" et Paul, lorsqu'il disait "toutes choses sont de lui, par lui et en lui", avait sûrement dans son esprit profond un Principe – jamais un Jéhovah. La Clé des dogmes Pythagoriciens est la clé de toute grande philosophie. C'est la formule générale de l'unité dans la multiplicité, de l'Unique évoluant les multiples et imprégnant le Tout. C'est, en un mot, la doctrine archaïque de l'Emanation.
Speusippe et Xénocrate, de même que le grand Maître Platon, étaient d'avis que :
L'Anima Mundi (ou "âme du Monde") n'était pas la Divinité, mais une manifestation. Ces Philosophes ne conçurent jamais l'Unique comme une nature animée. L'Unique originel n'existait pas, dans le sens que nous donnons à ce terme. Un être n'était produit que lorsqu'il s'était uni avec les multiples existences émanées (la Monade et la Dyade). Le τίµιον ("honoré") le quelque chose manifesté, réside au centre comme sur la circonférence, mais ce n'est que le reflet de la Divinité – l'Ame du Monde. Dans cette doctrine nous retrouvons l'esprit du Bouddhisme Esotérique 132.
128 D'après le Rig Véda, Aditi est "le Père et la Mère de tous les Dieux" et le Bouddhisme Méridional considère l'Akâsha comme la Racine de tout, d'où sortirent toutes les choses qui sont dans l'Univers, en raison d'une loi de mouvement qui lui est inhérente et c'est là "l'Espace" Tibétain (Tho-og).
129 Mânava-Dharma-Shâstra, 1, 6, 7.
130 Le "Dieu" de Pythagore, le disciple des Sages Aryens, n'est pas un Dieu personnel. Qu'on n'oublie pas qu'il enseignait, comme une donnée cardinale qu'il y a un Principe permanent d'Unité sous toutes les formes, tous les changements et autres phénomènes de l'Univers.
131 Isis Dévoilée, I. 24.
132 Isis Dévoilée, I. 28.
C'est aussi celui du Brahmanisme Esotérique et des Védantins Advaitîs. Deux philosophes modernes, Schopenhauer et von Hartmann, enseignent les mêmes idées. Les Occultistes disent que :
Les théories des forces psychique et ecténique, de "l'idéomoteur" et "les pouvoirs électro-biologiques", de la "pensée latente" et même de la "cérébration inconsciente", peuvent être condensées en deux mots : la LUMIERE ASTRALE Cabaliste 133.
Schopenhauer n'a fait que synthétiser tout cela en l'appelant Volonté et contredit les opinions matérialistes des savants, comme le fit plus tard Hartmann. L'auteur de La Philosophie de l'Inconscient appelle leur manière de voir "un préjugé instinctif".
Il démontre, en outre, qu'aucun expérimentateur ne peut avoir affaire avec la matière proprement dite, mais seulement avec les forces en lesquelles il la divise. Les effets visibles de la matière, ne sont que les effets de la force. Il en conclut que ce qui est appelé [VI 94] aujourd'hui matière n'est autre chose qu'un agrégat de forces atomiques, pour exprimer lesquelles on se sert du mot "matière" ; à part cela, le mot matière est pour la Science un mot dépourvu de sens 134.
Tout autant, nous le craignons, que d'autres mots dont nous nous occupons pour le moment : "Espace", "Nirvâna".
Les théories et les opinions hardies exprimées dans les œuvres de Schopenhauer diffèrent grandement de celles de la majorité de nos savants orthodoxes 135. "En réalité, nous fait remarquer cet audacieux penseur, il n'y a ni matière, ni esprit. La tendance d'une pierre à la gravitation est tout aussi inexplicable que la pensée du cerveau humain... Si la matière peut tomber sur le sol – et personne ne sait pourquoi – alors elle peut aussi – sans nous atteignons ces problèmes inscrutables de l'adhérence, de la gravitation, etc., nous nous trouvons en présence de phénomènes qui sont aussi mystérieux pour nos sens que la VOLONTE et la PENSEE de l'homme : nous nous trouvons face à face avec l'incompréhensible, car telles sont toutes les forces de la nature. Où donc est cette matière que vous prétendez tous si bien connaître et du sein de laquelle – tant elle vous est familière – vous tirez toutes vos conclusions et vos explications et à laquelle vous attribuez toutes choses ?... Ce dont notre raison et nos sens peuvent se rendre pleinement compte, ne constitue que le côté superficiel ; ils ne peuvent jamais atteindre la véritable substance intime des choses. Telle était l'opinion de Kant. Si vous êtes d'avis qu'il existe une sorte d'esprit dans la tête de l'homme, vous êtes obligés de l'accorder aussi à une pierre. Si votre matière, inerte et absolument passive, peut manifester une tendance à la gravitation ou, comme l'électricité, attirer, repousser et émettre des étincelles, elle peut aussi penser, tout comme le cerveau. Bref, nous pouvons remplacer chaque particule de ce qu'on appelle l'esprit par un équivalent de matière et chaque particule de matière par de l'esprit... Ce n'est donc pas la division Chrétienne de toutes choses en matière et esprit, que l'on pourrait jamais reconnaître comme philosophiquement exacte, mais seulement notre division en volonté et manifestation, forme de division qui n'a aucun rapport avec la précédente, car elle spiritualise tout ; tout ce qui est d'abord réel et objectif – corps et matière – elle le transforme en une représentation et elle transforme chaque manifestation en volontés 136. [VI 95]
133 Isis Dévoilée, I. 168.
134 Isis Dévoilée, I. 169.
135 Tandis qu'elles sont, en grande partie, identiques à celle du Bouddhisme Esotérique : La Doctrine Secrètede l'Orient.
136 Parerga, II, 111-112 ; cité dans Isis Dévoilée, I. 168.
La matière de la science peut être pour tous les usages objectifs "la matière morte et absolument passive" ; pour l'Occultiste, pas un seul de ses Moines ne peut être mort – "la Vie y est toujours présente". Nous renvoyons ceux de nos lecteurs qui voudraient en savoir davantage, à notre article sur "la Transmigration des Atomes de Vie" 137. Ce qui nous occupe en ce moment, c'est la doctrine du Nirvâna.
137 Five Years of Theosophy, p. 138 et seq. [éd. de 1910]
On pourrait l'appeler avec raison un "système d'athéisme", puisqu'elle ne reconnaît ni Dieu ni Dieux – surtout pas un Créateur, puisqu'elle repousse absolument la création. Le Fecit ex nihilo est aussi incompréhensible pour le Savant métaphysicien Occulte, que pour le savant Matérialiste. C'est à ce point que cesse tout accord entre les deux. Mais si tel est le péché de l'Occultiste Bouddhiste et Brahmane, il ne s'ensuit pas que les Panthéistes et les Athées, ainsi que les Juifs théistes – les Cabalistes – doivent aussi plaider "coupable" ; cependant personne ne songerait à traiter d' "Athées" les Hébreux de la Cabale. A part les systèmes exotériques Talmudiste et Chrétien, il n'y eut jamais de Philosophie religieuse, tant antique que moderne, qui ne rejetât a priori l'hypothèse ex nihilo, et cela simplement parce que la Matière fut toujours jugée co-éternelle à l'Esprit.
Le Nirvâna, de même que le Moksha des Védantins, est considéré par la plupart des Orientalistes comme un synonyme d'annihilation ; il n'est rien de plus injuste cependant, et cette erreur capitale doit être signalée et détruite. C'est sur cette donnée, importante entre toutes, du système Brahmano-Bouddhiste – l'Alpha et l'Oméga de l' "Etre" et du "Non-Etre" – que repose tout l'édifice de la Métaphysique Occulte. Or, la grande erreur, qui a trait au Nirvâna, peut être très aisément rectifiée pour ceux qui ont une tournure d'esprit philosophique, pour ceux qui, Dans le miroir des choses temporelles, voient les images des choses spirituelles.
D'autre part, notre explication paraîtra vide de sens aux yeux des lecteurs incapables de s'élever au-dessus des détails de la forme matérielle tangible. Ils pourront comprendre, et même accepter, les conclusions logiques qui découlent des raisons données, mais le véritable esprit échappera toujours à son intuition. Le mot "nihil" avant été mal interprété dès le début, on l'emploie toujours comme un marteau en matière de Philosophie Esotérique, Il est néanmoins du devoir de l'Occultiste de tenter de l'expliquer. [VI 96]
Nirvâna et Moksha ont donc, comme nous l'avons déjà dit, leur être dans le non-être, s'il est permis d'avoir recours à ce paradoxe pour en mieux illustrer la signification. Nirvâna, ainsi que des Orientalistes illustres ont tenté de l'établir, veut dire "l'extinction" 138 de toute existence sensible. C'est comme la flamme d'une bougie consumée jusqu'à son dernier atome, et qui s'éteint tout à coup. C'est ainsi. Pourtant, comme le vieil Arhat Nâgasena l'affirmait au roi qui lui adressait de vifs reproches : "Nirvâna est" – et Nirvâna est éternel. Mais les Orientalistes le nient et disent qu'il n'en est pas ainsi. Suivant eux, Nirvâna n'est pas une réabsorption dans la Force Universelle, n'est pas la béatitude et le repos éternels, mais veut littéralement dire "l'extinction, l'annihilation complète et non pas l'absorption". Le Lankâvatâra, que certains sanscritistes citent à l'appui de leurs arguments, et qui donne les différentes interprétations de Nirvâna par les Brahmanes Tirthika, ne constitue pas une autorité pour celui qui va puiser ses informations aux sources primordiales, c'est-à-dire auprès du Bouddha qui enseigna la doctrine. Autant citer à l'appui les Charvâkas matérialistes.
Si nous produisons, en guise d'argument, les livres sacrés Jainistes, dans lesquels on dit à Gautama Bouddha mourant : "Surgis dans le Nirvi (Nirvâna) hors de ce corps décrépit dans lequel tu as été envoyé... Remonte jusqu'à ton ancienne demeure, ô Avatar béni" ; et si nous ajoutons que cela nous paraît être tout le contraire du nihilisme, on nous dira peut-être que c'est seulement la preuve d'une contradiction, d'une incohérence de plus dans la foi Bouddhique. Si nous rappelons en outre au lecteur la croyance aux apparitions occasionnelles de Gautama, redescendant de sa "précédente demeure", pour le bien de l'humanité et de Sa fidèle congrégation, croyance qui prouve incontestablement que le Bouddhisme n'enseigne pas l'annihilation finale, on nous renverra aux autorités auxquelles cet enseignement est attribué. Disons-le tout de suite – l'opinion des hommes ne fait pas autorité pour nous dans les questions de conscience et elle ne devrait faire autorité pour personne. Si quelqu'un adopte la Philosophie de Bouddha, qu'il agisse et parle comme le [VI 97] fit Bouddha ; si un homme se dit Chrétien, qu'il suive les commandements du Christ – et non pas les interprétations de ses nombreux prêtres et de ses nombreuses sectes en désaccord.
138 Le professeur Max Müller, dans une lettre adressée au Times (avril 1857) soutenait très énergiquement que Nirvâna signifiait annihilation dans le sens le plus complet de ce mot. (Chips from a German Workshop, I. 287), mais en 1869, dans une conférence faite à Riel, à l'Assemblée Générale de l'Association des Philologues Allemands, il exprima clairement sa conviction que le nihilisme attribué, à l'enseignement de Bouddha ne fait nullement partie de sa doctrine, et qu'il est tout à fait erroné de supposer que Nirvâna veuille dire annihilation. (Amer. and Oriental Lit. Rec. de Teubner, 16 octobre 1869).
Dans le Catéchisme Bouddhiste, se trouve la question suivante :
- – Y a-t-il certains dogmes du Bouddhisme que la foi nous oblige à accepter ?
- – Non. Nous sommes, au contraire, requis de ne rien accepter de confiance, que ce soit écrit dans les livres, venu de nos ancêtres, ou enseigné par les Sages. Notre Seigneur Bouddha a dit que nous ne devions pas croire à une chose, uniquement parce qu'elle a été dite ; ni aux traditions, parce qu'elles viennent des temps passés ; ni à ce qui passe simplement pour vrai ; ni aux écrits des sages, parce que les sages les ont faits ; ni aux imaginations que nous pouvons supposer avoir été inspirées par un Déva (c'est-à-dire dans un état présumé d'inspiration spirituelle), ou par les déductions de suppositions accidentelles, ou parce que l'analogie semble les impliquer ; nous ne devons pas, non plus, croire à une chose sur la seule autorité de nos instructeurs ou de nos maîtres. Mais nous devons croire, lorsque l'écrit, la doctrine ou la parole, sont corroborés par notre propre raison et nôtre jugement. "Pour cela, dit le Bouddha en terminant, je vous ai enseigné de ne pas croire, uniquement parce qu'on vous l'a dit, mais quand, par votre propre jugement, vous croyez, alors, agissez en conséquence, sans réserve." 139
139 Voyez la Kâlâma Soutta de l'Angouttara Nikayo telle qu'elle est citée dans le Catéchisme Bouddhiste, par H. S. Olcott, Président de la Société Théosophique [1875-1907], pp. 75, 76 (7ème édition française).
Que le Nirvâna, ou plutôt l'état dans lequel nous nous trouvons en Nirvâna, soit tout le contraire de l'annihilation, c'est ce que nous suggèrent "notre raison et notre jugement", et cela nous suffit personnellement. En même temps, ce fait n'étant pas adéquat, et s'adaptant mal aux lecteurs en général, il peut être ajouté quelque chose de plus efficace.
Sans avoir besoin de recourir à des sources peu sympathiques à l'Occultisme, la Cabalenous fournit les preuves les plus lumineuses et les plus claires, établissant que le mot "nihil" avait, pour les anciens Philosophes, un sens tout à fait différent de celui que lui ont donné aujourd'hui les Matérialistes. Il veut certainement dire "rien", dans le sens de "aucune chose". Le P. Kircher, dans son ouvrage sur la Cabaleet les Mystères Egyptiens 140, explique admirablement ce mot. Il dit à ses lecteurs que, dans le Zohar, la première [VI 98] des Séphiroths 141 a un nom qui signifie l' "Infini", mais que les Cabalistes traduisirent indifféremment par "Ens" et "Non-Ens" ("Etre" et "Non-Etre") ; un Etre en tant que racine et source de tous les autres êtres ; Non-Etre parce qu'Ain-Soph – le Principe Sans Limites et Sans Cause, Inconscient et Passif – ne ressemble à rien d'autre dans l'Univers.
L'auteur ajoute :
C'est pour cette raison que saint Denys n'hésita pas à l'appeler Nihil.
"Nihil" constitue donc – même pour certains théologiens et penseurs Chrétiens, surtout les premiers qui ne vivaient que peu après l'époque de la profonde Philosophie des initiés Païens – un synonyme du Principe impersonnel divin, du Tout Infini, qui n'est ni Etre, ni chose – l'En ou Ain- Soph, le Parabrahman de la Védanta. Or, saint Denys était un disciple de saint Paul un Initié – et ce fait éclaircit tout.
Le "Nihil" est in esse la Divinité Absolue elle-même, la Puissance ou l'Omniprésence cachée, que le Monothéisme a ravalée au rang d'un Etre anthropomorphe, ayant, sur une grande échelle, toutes les passions d'un mortel. L'Union avec Cela n'est pas l'annihilation dans le sens qu'on lui donne en Europe 142. En Orient, l'annihilation dans le Nirvâna n'a trait qu'à la matière : celle du corps visible comme celle du corps invisible, car le corps astral, le double personnel est néanmoins de la matière, si sublimée qu'elle soit. Bouddha enseignait que la Substance primitive est éternelle et inchangeable. Son véhicule est l'éther pur et lumineux, l'Espace infini, sans limites et non pas un vide résultant de l'absence de formes, mais, au contraire, la base de toutes les formes... [Cela] prouve que c'est la création de Mâyâ, dont toutes les œuvres ne sont rien vis-à-vis de la Forme incréée [l'Esprit], dans les abîmes profonds et sacrés de laquelle tout mouvement doit cesser à jamais 143. [VI 99]
Le mouvement ici ne se rapporte qu'aux objets illusoires, à leurs changements par rapport à la perpétuité, au repos – car le mouvement perpétuel est l'Eternelle Loi, le Souffle incessant de l'Absolu.
On ne peut obtenir une compréhension complète des dogmes Bouddhistes qu'en suivant la méthode de Platon : de l'universel au particulier. On en trouve la clef dans les dogmes raffinés et mystiques de l'influx spirituel et de la vie divine.
Bouddha a dit :
Quiconque est ignorant de ma Loi 144 et meurt dans cet état, doit retourner sur la Terre jusqu'à ce qu'il devienne un parfait Samano [ascète]. Pour atteindre ce but, il doit détruire en lui la trinité de Mâya 145. Il doit éteindre ses passions, s'unir et s'identifier à la Loi [l'enseignement de La Doctrine Secrète] et comprendre la Philosophie de l'annihilation 146.
140 Œdipus Aegypt, II 1, 291.
141 Séphira, ou Aditi (Espace mystique). Les Séphiroths, qu'on ne l'oublie pas, sont identiques aux Prajâpatis Hindous, aux Dhyân Chohans du Bouddhisme Esotérique, aux Amshaspends des Zoroastriens et enfin aux Elohim – les "Sept Anges de la Présence" de l'Eglise Catholique Romaine.
142 Suivant l'idée Orientale, le Tout sort de l'Unique et y retourne de nouveau. L'annihilation absolue est simplement inimaginable et la Matière éternelle ne peut donc être annihilée. La forme peut être annihilée ; les rapports peuvent changer. C'est tout. L'annihilation – dans le sens que lui donnent les Européens ne saurait exister dans l'Univers.
143 Isis Dévoilée, I, 475
144 La Loi Secrète, la "Doctrine du Cœur", ainsi dénommée par opposition à la "Doctrine de l'Œil" ou Bouddhisme exotérique.
145 "La matière illusoire sous sa triple manifestation dans l'Ame terrestre, l'Ame astrale ou Ame de source (le corps) et dans l'Ame platonicienne double – la rationnelle et l'irrationnelle."
146 Isis Dévoilée, I, 475.
Non, ce n'est pas dans la lettre de la littérature bouddhiste que les savants peuvent espérer découvrir la vraie solution de ses subtilités métaphysiques. Seuls dans toute l'antiquité, les Pythagoriciens les comprenaient parfaitement et c'est sur les abstractions incompréhensibles du Bouddhisme (pour l'Orientaliste de type courant ou le Matérialiste) que Pythagore basait les principaux points de sa Philosophie.
L'Annihilation, dans la Philosophie Bouddhiste, ne signifie qu'une dispersion de la matière, sous quelque forme ou apparence de forme que ce soit, car tout ce qui est revêtu d'une forme fut créé et, par suite, doit périr tôt ou tard, c'est-à-dire changer cette forme : en conséquence, comme chose temporaire, et bien qu'elle paraisse permanente, ce n'est qu'une illusion, Mâyâ. En effet, l'éternité n'ayant ni commencement ni fin, la durée plus ou moins prolongée d'une forme déterminée, passe, pour ainsi dire, comme un éclair instantané. Avant que nous n'ayons eu le temps de nous rendre compte que nous l'avons vue, elle est passée, disparue à jamais. Il s'ensuit que nos corps astrals eux-mêmes, qui sont d'éther pur, ne sont que des illusions de la matière tant qu'ils conservent leurs contours terrestres. Ceux-ci, disent les Bouddhistes, changent suivant les mérites ou les démérites de la personne, durant sa vie, et c'est là la métempsycose. [VI 100]
C'est seulement après que l'Entité spirituelle s'est débarrassée à jamais de la moindre particule de Matière, qu'elle entre dans le Nirvâna éternel et inchangeable. Elle existe en Esprit, en rien ; en tant que forme, apparence, elle est complètement annihilée, et, par suite, ne mourra plus, car l'Esprit seul n'est pas une Mâyâ, mais l'unique Réalité au milieu d'un univers illusoire de formes toujours transitoires.
C'est sur cette doctrine Bouddhiste que les Pythagoriciens fondaient les principaux dogmes de leur Philosophie. "Cet Esprit, disaient-ils, qui donne la vie et le mouvement et qui participe de la nature de la lumière, peut-il être réduit à la nullité ? Cet Esprit sensible qui exerce chez les brutes la mémoire, une des facultés rationnelles, peut-il mourir et être anéanti ?" Et Whitelock Bulstrode, dans son habile défense de Pythagore, expose cette doctrine en ajoutant :
"Si vous dites qu'elles (les brutes) exhalent leurs Esprits dans l'air, où ils s'évanouissent, c'est là tout ce que je soutiens. L'air est en effet l'emplacement propre à les recevoir, puisque, suivant Laërte, il est rempli d'âmes et, suivant Epicure, rempli d'atomes, principes de toutes choses. L'endroit même où nous marchons et où les oiseaux volent, a une nature si spirituelle qu'il est invisible et peut, en conséquence, être très bien le réceptacle des formes, puisque les formes de tous les corps le sont. Nous pouvons seulement voir et entendre ses effets ; l'air lui-même est trop subtil et il est au- dessus de la capacité de l'époque. Qu'est donc l'éther dans les régions supérieures et quelles sont les influences des formes qui descendent de là ?" Ce sont, suivant les Pythagoriciens, les esprits des créatures qui sont des émanations des parties les plus sublimées de l'éther – des émanations, des SOUFFLES, mais non des formes. L'éther est corruptible – tous les Philosophes sont d'accord là-dessus – et ce qui est incorruptible est si loin d'être annihilé, lorsqu'il se débarrasse de la forme, qu'il a de bons droits à L'IMMORTALITE.
"Mais qu'est-ce qui n'a ni corps, ni forme ; qui est impondérable, invisible et indivisible – qui existe et pourtant n'est pas, demandent les Bouddhistes ?" La réponse est : "C'est le Nirvâna". Ce n'est AUCUNE CHOSE – ce n'est pas une région, mais plutôt un état 147.
147 Isis Dévoilée, I, 476.