SECTION XLV
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UN DISCOURS INEDIT DE BOUDDHA
(Il se trouve dans le second Livre de Commentaires et s'adresse aux Arhats.)
Le Tout Miséricordieux dit : Vous êtes bénis, ô Bhikshous, vous êtes heureux, vous qui avez compris le mystère de l'Etre et du Non Etre expliqué dans Bas-pa [Dharma, Doctrine] et avez donné la préférence à ce dernier, car vous êtes en vérité mes Arhats... L'éléphant qui voit sa forme reflétée dans le lac et qui se retire après l'avoir regardée, en la prenant pour le corps réel d'un autre éléphant, est plus sage que l'homme qui voit sa figure dans un cours d'eau et s'écrit en la regardant : "Me voici... Je suis moi", car le "Je", son Soi, ne se trouve pas dans le Monde des douze Nidânas et du changement, mais dans celui du Non-Etre, le seul monde qui soit au-delà des pièges de Mâyâ... Il n'y a que ce qui n'a ni cause ni auteur, ce qui est soi-existant, éternel, bien au-delà de l'atteinte du changement, qui soit le véritable "Je" [Ego], le Soi de l'Univers. L'Univers de Nam-hah dit : "Je suis le monde de Sien-Chan" 118, les quatre illusions rient et répliquent "Vraiment." Mais l'homme sage sait que ni l'homme ni l'Univers qu'il traverse comme une ombre passagère, ne sont davantage un réel Univers, que la goutte de rosée qui reflète une étincelle du Soleil du matin n'est ce Soleil... Il y a trois choses, Bhikshous, qui sont éternellement les mêmes, sur lesquelles aucune vicissitude et aucune modification ne peuvent jamais avoir prise : ce sont : la Loi, Nirvâna et l'Espace 119, et ces trois choses n'en font qu'Une, puisque les deux premières sont renfermées dans la dernière [VI 89] et que cette dernière est une Mâyâ, tant que l'homme reste dans le tourbillon des existences sensorielles. On n'a pas besoin de la mort de son corps périssable pour échapper aux griffes de la concupiscence et des autres passions. L'Arhat qui observe les sept préceptes occultes de Bas-pa, peut devenir Dang-ma et Lha 120. Il peut entendre la "voix sainte" de... [Kwan-yin] 121 et se trouver dans la tranquille enceinte de son Sangharama 122 transféré dans Amitâbha Bouddha 123. Ne faisant plus qu'un avec Anouttara Samyak Sambodhi 124, il peut traverser tous les six mondes de l'Etre (Roûpaloka) et entrer dans les trois premiers mondes d'Aroûpa 125... Celui qui se conforme à ma loi secrète, prêchée à mes Arhats choisis, arrivera avec son aide à la connaissance du Soi et, de là, à la perfection.
118 L'Univers de Brahmâ (Sien-Chan ; Nam-kah), c'est l'illusion Universelle ou notre monde phénoménal.
119 Akâsha. Il est presque impossible de traduire le mot mystique "Thoog" par un autre terme que celui de "Espace" et cependant, à moins de forger un mot tout exprès, aucune nouvelle appellation ne le traduirait mieux pour le mental de l'occultiste. Le mot "Aditi" est aussi traduit par "Espace" et il renferme un monde de significations.
120 Dang-ma, une âme purifiée et Lha, un esprit libéré, dans un corps vivant ; un Adepte ou Arhat. Au Tibet, un Lha est, suivant l'opinion populaire, un esprit désincarné, quelque chose comme le Nat de Birmanie – mais supérieur.
121 Kwan-yin est un synonyme, car un autre mot est employé dans l'original, mais le sens est identique. C'est la voix divine du Soi, ou la "Voix de l'Esprit" dans l'homme, la même que la Vachishvara (la "voix divinité") des Brahmanes. En Chine, les ritualistes Bouddhistes en ont dégradé le sens en l'antropomorphisant en une Déesse de même nom, ayant mille mains et mille yeux et qu'ils appellent Kwan-shai-yin-Bodhisat. C'est la voix – du "daimon" de Socrate, des Bouddhistes.
122 Sangharama, c'est le sanctum sanctorum d'un ascète, une caverne, ou tout endroit qu'il choisit pour ses méditations.
123 Amitâbha Bouddha est dans ce cas la "lumière sans limite" par laquelle sont perçues les choses du monde subjectif.
124 Esotériquement, "le cœur incomparablement miséricordieux et éclairé" qui se dit des "Etres Parfaits", les Jîvan-mouktas, collectivement.
125 Ces six mondes – pour nous sept – sont les mondes des Nats ou Esprits, pour les Bouddhistes Birmans et les sept mondes supérieurs des Védantins.
Ce sont les idées absolument erronées que l'on se fait de la pensée Orientale et l'ignorance où l'on est de l'existence d'une clef ésotérique des expressions extérieures qu'emploient les Bouddhistes, qui sont cause que Burnouf et d'autres grands savants ont conclu des propositions suivantes – auxquelles adhèrent aussi les Védantins – "mon corps n'est pas un corps" et "moi-même je ne suis pas moi", que la psychologie orientale était entièrement basée sur la non-permanence. Cousin, par exemple, faisant une conférence sur ce sujet, cita les deux propositions suivantes pour établir, en s'appuyant sur l'autorité de Burnouf, que le Bouddhisme, différent en cela du Brahmanisme, repoussait la perpétuité du principe pensant. Voici ces propositions : [VI 90]
La Pensée ou Esprit 126 – car la faculté ne se distingue pas du sujet – n'apparaît qu'avec la sensation et ne lui survit pas.
L'Esprit ne peut lui-même prendre possession de soi, et, en dirigeant son attention sur lui-même, il ne tire de soi que la conviction de son impuissance à se voir lui-même autrement que successif et transitoire.
Tout cela se rapporte à l'Esprit incarné et non pas au Soi Spirituel libéré, sur lequel Mâyâ n'a plus de prise. L'Esprit n'est pas un corps ; par suite, les Orientalistes en ont fait "personne" et rien. Ils déclarent ensuite que les Bouddhistes sont des Nihilistes et que les Védantins sont les disciples d'une croyance dans laquelle "l'Impersonnel [Dieu] devient un mythe lorsqu'on l'examine" ; il décrit leur but comme :
L'extinction complète de tous les pouvoirs spirituels, mentaux et corporels, par leur absorption dans l'Impersonnel 127.
126 Deux choses complètement distinctes l'une de l'autre. La "faculté ne se distingue pas du sujet" mais, sur ce plan matériel seulement ; alors qu'une pensée générée par notre cerveau physique, si elle ne s'est jamais imprimée en même temps sur la contre-partie spirituelle, soit à cause de l'atrophie de cette dernière, soit à cause de la faiblesse intrinsèque de cette pensée, ne peut jamais survivre au corps ; cela est sûr.
127 Védanta Sâra, traduit en anglais par le Major Jacob, p. 123.