Esprit (surnaturel)

Un esprit – au sens où ce mot est employé dans le folklore et en ethnographie, chez les théologiens ou chez les occultistes – serait un « être immatériel », un « agent surnaturel », une « âme séparée »[1] ou une « entité invisible ». Un esprit aurait donc une forme de vie et une forme de pensée, il serait existant sans pour autant être couramment visible ; souvent, les traditions populaires ou savantes le dotent de pouvoirs merveilleux et d'influence plus ou moins occulte sur l'homme.

La pneumatologie est l'étude de ces divers « esprits », réels ou imaginaires, bons ou mauvais.

Typologie

On peut classer les « esprits » en fonction de la science qui les étudie : anges et démons relèvent de la théologie, spectres et fantômes relèvent de la métapsychique, les fées, les gnomes relèvent du folklore, les âmes des morts relèvent du culte des morts, du spiritisme, de la magie, de la nécromancie… Mais, souvent, l'hésitation vient. Justin, par exemple, au IIe siècle[2] considère que les démons dont parlent les Évangiles sont des âmes désincarnées.

On peut aussi privilégier l'approche historique. Les textes médiévaux sont remplis d'esprits planétaires (qui résident dans les planètes), d'esprits angéliques (anges, archanges, anges gardiens…), d'esprits de la nature (ondines, sylphes…), d'esprits des lieux…

Les esprits sont souvent classés en fonction des mondes qu'ils habiteraient : le monde souterrain, la terre, le monde atmosphérique ou le ciel.

On les classe aussi en bons et mauvais ou neutres : le mot « diable » est péjoratif, mais le mot « démon » change de valeur.

Au XVIIe siècle, les esprits comprennent : anges, démons et âmes désincarnées. Dom Calmet, un spécialiste du sujet, déclare écrire « sur les apparitions des anges, du démon et des âmes séparées des corps[3] ». Le dictionnaire Lalande emboîte le pas : « Dieu, les anges, les démons, les âmes des hommes désincarnées après la mort sont des esprits[4] ».

Les « esprits de la nature » seraient les élémentaux, les esprits liés aux quatre éléments (gnomes pour la terre, ondines pour l'eau, sylphes pour l'air, salamandres pour le feu), mais aussi les génies des lieux, etc.

Historique

Hésiode, au VIIIe siècle av. J.‑C., dans sa Théogonie, distingue cinq catégories de puissances : les démons supérieurs ou dieux (race d'or), les démons inférieurs (race d'argent), les morts de l'Hadès (race de bronze), les héros sans promotion posthume, enfin les hommes du passé (race de fer).

« C'est Hésiode qui, le premier, de manière nette et déterminée, a recensé quatre genres d'êtres doués de raison : les dieux, ensuite les démons, ensuite les héros, et, en plus de tous ceux-là, les hommes. Opérant un tri parmi eux, il semble bien qu'il admet une transformation de la race d'or en une multitude de bons démons et des demi-dieux en héros » (Plutarque, De la disparition des oracles, 10 : Dialogues pythiques, Garnier-Flammarion, 2006, p. 161.)

Pythagore voit des âmes ou esprits partout, elles sont des parcelles détachées de l'éther :

« L'air en sa totalité est rempli d'âmes, et ces âmes sont appelées démons et héros » (Diogène Laërce, VIII, 32, Le livre de poche p. 966).

Pythagore distingue quatre types d'entités spirituelles : dieux, héros, démons, humains. Les dieux sont des âmes immortelles, les humains des âmes mortelles. Les dieux habitent les astres, les héros glorieux l'éther, les démons la terre. Les héros sont de demi-dieux.

"En premier lieu, honore les dieux immortels, selon le rang qui leur est assigné par la loi.

Révère aussi le Serment. Ensuite, honore les héros glorieux

Et les démons terrestres en accomplissant les prescriptions de la loi.

Honore aussi tes parents et ceux qui sont nés dans ta parenté" (Vers d'or pythagoriciens, 1-4).

Platon, dans le Timée, un peu comme Hésiode, énumère dieux, démons, habitants de l'Hadès, héros et hommes du passé.

Les Romains admettent dieux, déesses, mânes (âmes des morts), lares (esprits tutélaires protégeant maisons, etc.), génies (esprits présidant à la destinée d'un lieu, d'un groupe, d'un individu), lémures (spectres de morts)…

Les théologiens portent leur réflexion sur les anges à partir du IIIe siècle, avec Origène, les Cappadociens (Grégoire de Nazianze, Grégoire de Nysse, Basile de Césarée).

Saint Justin (IIe siècle), le premier, voit dans les dieux du paganisme des envoyés du démon (Apologies, I, 5, 25-27). Il sera suivi par quantité de théologiens, dont Tertullien (De spectaculis), Lactance (IVe siècle).

Le néoplatonicien Porphyre de Tyr (vers 260) se demande avec prudence comment distinguer les êtres divins de haut rang (dieux, archanges, anges, démons, héros, archontes du cosmos ou de la matière) de simples âmes, sans parler des esprits malins (antitheoi).

"Tu [toi, Porphyre de Tyr] t'enquiers de ce qui manifeste la présence d'un dieu, d'un ange, d'un archange, d'un démon ou de quelque archonte [gouverneur de planète] ou d'une âme. D'un mot, je prononce que les manifestations s'accordent à leurs essences, puissances et activités… D'une seul espèce sont les apparitions des dieux ; celles des démons variées ; celles des anges, plus simples que celles des démons, mais inférieures à celles des dieux ; celles des archanges, plus proches des causes divines ; quant à celles des archontes, si tu entends par là les maîtres du monde qui administrent les éléments sublunaires, elles sont variées, mais rangées en ordre…"[5]

Les anges et archanges païens sont perses d'origine.

Saint Augustin assimile les anges à la lumière incréée, issue du Verbe, il pense que les démons ont un corps aerien, il tient les faunes pour des enfants monstrueux entre femmes et diables.

Martianus Capella décrit au Ve siècle un monde peuplé d'esprits, satyres, etc. :

"Les lieux inaccessibles aux hommes sont peuplés d'une foule de créatures très anciennes qui habitent les forêts, les bois, les sanctuaires sylvestres, les lacs, les sources et les fleuves" (De nuptiis Philologiae et Mercurii. Les noces de la Philologie et de Mercure, II, 35).

Dans son Commentaire sur le Timée (439), Proclos admet neuf niveaux de réalité : Un, être, vie, esprit, raison, animaux, plantes, êtres animés, matière première. Il pose une hiérarchie des dieux en neuf degrés : 1) l'Un, premier dieu ; 2) les hénades ; 3) les dieux intelligibles ; 4) les dieux intelligibles-intellectifs ; 5) les dieux intellectifs ; 6) les dieux hypercosmiques ; 7) les dieux encosmiques ; 8) les âmes universelles ; 9) les anges, démons, héros (selon Pierre Hadot).

Le pseudo-Denys l'Aréopagite, vers 490, influencé par Proclos et saint Paul, fait une classification des esprits célestes en trois triades constituant ainsi les neuf chœurs célestes (du haut vers le bas) : Séraphins, Chérubins, Trônes, Seigneuries, Puissances, Dominations, Principautés, Archanges et Anges.

Michel Psellos, grand savant byzantin du XIe siècle, énumère six catégories de démons dans un célèbre traité utilisé par Ronsard : Traité par dialogue de l'énergie ou opération des diables (trad. 1511). Il admet : esprits ignés, esprits aériens, esprits terrestres, esprits aquatiques, esprits souterrains, esprits ténébreux.

Honoré d'Autun (Honorius Augustodunensis) (1075-1157), dans son Elucidarium (traduit en français en 1954), admet comme esprits : anges, démons, âmes désincarnées. Il soutient que "les anges ont un corps d'éther, les démons d'air, les hommes de terre".

Dans son roman en prose Merlin (1190), Robert de Boron présente son héros comme fils d'une vierge et d'un diable, qui est donc un incube, un démon sexuel.

Le roman de Huon de Bordeaux (début du XIIIe siècle) mêle deux catégories d'esprits : les esprits dont parlent les théologiens (anges, démons…), les esprits dont parlent les conteurs (nains, géants, ogres, animaux maléfiques…).

La faculté de théologie de Paris, en 1398, 1241, 1270, 1277, condamne la thèse selon laquelle, outre Dieu, existeraient d'autres entités éternelles[6].

Paracelse[7] compte sept races de créatures sans âme : les génies à forme humaine mais sans âme ni esprit (inanimata) des Éléments, les géants et les nains, les nains sur la terre. Il croit aux génies des quatre Éléments. La Terre, par génération spontanée, produit des nains qui gardent les trésors sous la montagne ; l'Eau produit les ondines ; le Feu, les salamandres ; l'Air, les elfes. Ensuite viennent les géants et les nains issus de l'air, mais qui vivent sur la terre. Le livre s'appelle Le livre des nymphes, des sylphes, des pygmées, des salamandres et de tous les autres esprits (Liber de Nymphis, sylphis, pygmaeis et salamandris et de caeteris spiritibus) (1535), trad. de l'all., Nîmes, Lacour, 1998, 308 p.

"Le mot inanimatum désigne six familles d'hommes sans âme… Ces hommes sans âme sont d'abord ceux des quatre familles qui habitent les quatre Éléments : les nymphes, nymphae, filles de l'eau ; les fils de la terre, lémures, qui habitent sous les montagnes ; les esprits de l'air, gnomi ; les génies du feu, vulcani. Les deux autres familles sont composées d'hommes qui sont également nés sans âme; mais qui, comme nous, respirent en dehors des Éléments. ce sont d'une part les géants et d'autre part les nains qui vivent dans l'ombre des forêts, umbragines… Il existe des êtres qui demeurent naturellement au sein d'un même Élément. Ainsi le phénix, qui se tient dans le feu comme la taupe dans ta terre. Ne soyez pas incrédules, je le prouverai ! Quant aux géants et aux nains de la forêt, ils ont notre monde pour séjour. Tous ces êtres sans âme sont produits à partir de semences qui proviennent du ciel et des Éléments, mais sans le limon de la terre… Ils viennent au monde comme les insectes formés dans la fange [par génération spontanée]." (Paracelse, La grande astronomie (1537), trad., Dervy, 2000, p. 159-160).

Jean Wier est un spécialiste de sorcellerie, avec son De praestigiis daemonorum ac incantationibus (1563). Il range les démons selon leur nature élémentaire (de feu, d'eau, d'air, de terre, souterrains), selon leur habitat (démons des quatre points cardinaux, démons diurnes, nocturnes, sylvestres, montagnards, champêtres, domestiques).

L'abbé Nicolas Pierre Henri de Montfaucon de Villars, dans son roman, Le comte de Gabalis ou Entretiens sur les sciences occultes (1670), met en correspondances démons et Éléments, et il simplifie Psellus, poursuit Paracelse. Les sylphes sont d'air, les ondins d'eau, les gnomes de terre, les salamandres de feu.

"L'air est plein d'une innombrable multitude de peuples [les Sylphes] de figure humaine, un peu fiers en apparence, mais dociles en effet : grands amateurs des sciences, subtils, officieux aux sages, et ennemis des sots et des ignorants. Leurs femmes et leurs filles sont des beautés mâles, telles qu'on dépeint les Amazones… Sachez que les mers et les fleuves sont habités de même que l'air ; les anciens Sages ont nommé Ondins ou Nymphes cette espèce de peuple… La terre est remplie presque jusqu'au centre de Gnomes, gens de petite stature, gardiens des trésors, des minières et des pierreries… Quant aux salamandres, habitants enflammés de la région du feu, ils servent aux philosophes" (p. 45-48).

Créature

Élément
selon Paracelse

Élément
selon l'Abbé de Villars

Ondine

Eau

Eau

Gnome

Terre

Terre

Salamandre

Feu

Feu

Phénix

Feu

 

Elfe

Air

 

Sylphe

 

Air

Nymphe

 

Eau

Descartes, rationaliste, entend par "esprits animaux" un terme de physiologie, des corpuscules composés des parties "les plus vives et les plus subtiles" du sang, et qui, en circulant du cerveau au muscle, meuvent le corps (Discours de la méthode, V) (1637). Ce ne sont donc pas des entités, c'est l'influx nerveux.

Dans le spiritisme codifiée par Allan Kardec, le mot « esprits » désigne les âmes des défunts, avec lesquelles un médium peut entrer en communication. Le premier livre de Kardec a pour titre : Le livre des Esprits contenant les principes de la doctrine spirite sur l'immortalité de l'âme, la nature des esprits et leurs rapports avec les hommes ; les lois morales, la vie présente, la vie future et l'avenir de l'humanité. Selon l'enseignement donné par les Esprits supérieurs à l’aide de divers médiums recueillis et mis en ordre par Allan Kardec (1857). Il y affirme ceci :

« Les Esprits revêtent temporairement une enveloppe matérielle périssable, dont la destruction, par la mort les rend à la liberté. Parmi les différentes espèces d’êtres corporels, Dieu a choisi l’espèce humaine pour l’incarnation des Esprits arrivés à un certain degré de développement, c’est ce qui lui donne la supériorité morale et intellectuelle sur les autres. L’âme est un Esprit incarné dont le corps n’est que l’enveloppe. Il y a dans l’homme trois choses : 1° le corps ou être matériel analogue aux animaux, et animé par le même principe vital ; 2° l’âme ou être immatériel, Esprit incarné dans le corps ; 3° le lien qui unit l’âme et le corps, principe intermédiaire entre la matière et l’Esprit. »

Edward Tylor, un des fondateurs de l'anthropologie, a avancé, en 1871, la notion d'animisme pour donner, selon lui, « une définition rudimentaire de la religion », et il pose comme « définition minimale de la religion la croyance en des êtres spirituels, cela dans le cadre de l'évolutionnisme  » :

« Je propose donc d'examiner ici, sous le nom d'animisme, la doctrine profondément enracinée des êtres spirituels… L'animisme caractérise les tribus se situant très bas dans l'échelle de l'humanité et de là il s'élève (…) jusqu'au cœur de la plus haute culture moderne[8] »

Notes et références

F.-N. Taillepied, Le traicté de l'apparition des esprits, à scavoir des âmes séparées, fantomes, prodiges et accidens merveilleux, Rouen, 1600.

  1.  Apologie, 18, 4

  2.  Dom Augustin Calmet, Traité sur les apparitions des esprits et sur les vampires ou les revenants de Hongrie, de Moravie, etc., 1746, 2° éd. 1751, 2 vol., XXII-486 et X-483 p.

  3.  André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie (1902-1923), PUF, p. 300.

  4.  Jamblique, Les Mystères d'Égypte (vers 320), II, 3, Les Belles Lettres, p. 79-80.

  5.  Chartularium Universitatis Parisiensis, édi. H. Denifle et A. Chatelain, 1891-1899, t. I, p. 171, 487, 548.

  6.  Paracelse, La grande astronomie. Astronomia magna (1537), trad., Dervy, 2000, p. 67-68 ; Le livre des nymphes, des sylphes, des pygmées, des salamandres et de tous les autres esprits (Liber de Nymphis, sylphis, pygmaeis et salamandris et de caeteris spiritibus) (1535), trad. de l'all., Nîmes, Lacour, 1998, 308 p.

  7.  Primitive Culture, 1871

Bibliographie

Pseudo-Denys l'Aréopagite (V° s.), Hiérarchie céleste, trad. du grec, Le Cerf, coll. "Sources chrétiennes", 1958.

  • Michel Psellos (XIe siècle), Traité par dialogue de l'énergie ou opération des diables, trad. du grec, 1511, 52 p. De la puissance des démons De la puissance des démons

  • Balthasar Bekker, Le monde enchanté, ou examen des communs sentiments touchant le sesprits, leur nature, leur pouvoir, leur administration et leurs opérations (1691), trad. de De Betovere Weereld, Amsterdam, 1694, 4 vol. Nie le Diable.

  • Dom Augustin Calmet, Traité sur les apparitions des esprits et sur les vampires ou revenants de Hongrie, de Moravie, etc. (1746), 2° éd. 1751, 2 vol., XXII-486 et X-483 p.

  • Dictionnaire de théologie catholique, A. Vacant et E. Mangenot dir., éd. Letouzey, 1903-1950, 15 t. en 30 vol.

  • James George Frazer, Le Rameau d'or (1911-1915), trad., Robert Laffont, coll. "Bouquins", t. I : Le Roi magicien dans la société primitive, chap. IX : "Le culte des arbres", p. 268-289 (esprits des arbres), 289-296 (pouvoirs bienfaisants des esprits des arbres).

  • S. Thompson, Motif-index of the folk literature, Bloomington, Indiana, 1932-1936, 6 vol.

  • Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, M. Viller dir., éd. Beauchesne, 1937 ss.

  • J. A. Fourche-Tiarko et H. Morlighem, Les communications des indigènes du Kasaï avec les âmes des morts, Institut royal colonial belge, Bruxelles, 1939. Afrique centrale.

  • Van der Toorn, Karel ; Becking, Bob ; Van der Horst, Pieter Willem, Dictionary of deities and demons in the Bible (DDD), Brill, 1995, XXXVI-1774 p.

  • P. A. Riffard, Nouveau dictionnaire de l'ésotérisme, Payot, 2008, p. 111-115.