LE DÉVACHAN


Parmi les conceptions diverses que nous offre la philosophie ésotérique, il n'en est peut-être aucune que l'intelligence de l'Occident saisisse avec plus de difficulté que celle du Dévachan, ou Dévasthân, la terre des Dévas ou pays des Dieux 29. Et l'une des principales difficultés [77] provient du libre usage qu'on a fait, en parlant de l'état dévachanique, des termes : illusion, état de rêve, et autres expressions semblables, ce qui a donné une apparence d'irréalité à toute la conception du Dévachan. Lorsque le penseur oriental, en parlant de notre vie terrestre, se sert du mot Mâyâ, illusion, rêve, l'occidental positif prend ces expressions pour des allégories poétiques, pensant qu'il ne peut rien y avoir de moins illusoire que ce monde où l'on vend et où l'on achète, où l'on mange des beefsteaks et où l'on boit de la bière. Mais lorsque ces mêmes termes sont appliqués à l'état qui suit la mort, – état dont il doute, qu'il ne connait pas plus que sa propre religion, et qui, il le sent avec une profonde tristesse, doit être dépourvu de tous ces plaisirs substantiels qui sont si chers au coeur de tout bon père de famille, – alors il donne à ces paroles le sens le plus littéral, le plus prosaïque, et il parle du Dévachan comme d'une illusion, en [78] donnant à ce mot une signification d'irréalité. Il serait donc bon, puisque nous sommes arrivés au chapitre du Dévachan, de donner, une fois pour toutes, la véritable signification du mot "illusion".
Si nous prenons ce mot au sens métaphysique, tout ce qui est conditionné est illusoire, car, en réalité, les phénomènes ne sont que des "apparences", c'est-à-dire le masque extérieur sous lequel notre Univers mobile révèle la Réalité Une. Plus l'apparence est "matérielle" et massive, plus elle s'éloigne de la Réalité, plus elle est illusoire. Que peut-il y avoir de plus trompeur que notre propre corps, apparemment si massif, si stable, si visible et si tangible ? Et pourtant, ce même corps n'est qu'une accumulation toujours mouvante de particules vivantes, imperceptibles ; un centre d'action pour des myriades d'êtres invisibles, qui ne deviennent visibles que par leur agglomération et qui, en se séparant, redeviennent invisibles par leur petitesse. L'intelligence qui est capable de juger les prétentions du corps et de les estimer à leur juste valeur, n'est-elle pas infiniment moins illusoire que ce corps, lequel, bien que stable en apparence, n'en est pas moins dans un état de changement continuel ? L'intelligence, à [79] son tour, est constamment trompée par les sens, et il n'est pas jusqu'à la Conscience intime, ce que nous possédons de plus réel, qui ne soit susceptible de se prendre elle-même pour une chose illusoire. En vérité, c'est le monde de la pensée qui est le plus près de la réalité, et plus les choses prennent une forme tangible, plus elles deviennent illusoires.

29 Le mot Sukhâvati, emprunté au Bouddhisme du Tibet, remplace parfois celui de Dévachan. Selon Schlagintweit, Sukhâvati est "le pays des bienheureux auquel parviennent tous ceux qui ont accumulé des mérites par la pratique de la vertu". Cela comprend aussi "la délivrance de la Métempsycose" (Buddhism in Tibet, p. 99). Selon l'école de Prasanga, le Sentier supérieur mène au Nirvâna, le Sentier moins élevé mène au Sukhâvati. Mais Eitel appelle Sukhâvati "le Nirvâna des gens ordinaires, où les saints jouissent des plaisirs physiques pendant des æons, jusqu'à ce qu'ils entrent de nouveau dans le cercle de la Transmigration" (Sanskrit-Chinese-Dictionary). Eitel, cependant, au mot "Amitâbha", dit que "l'opinion populaire" considère "le Paradis de l'Occident" comme "le port de la rédemption finale de tous les tourbillons de la transmigration". Quand l'un des Maitres de la philosophie ésotérique se sert de ce mot, il veut indiquer les états dévachaniques les plus élevés, mais au sortir desquels l'âme retourne encore sur la terre.


De plus, l'intelligence est une chose permanente, si on la compare aux objets du monde matériel et transitoire. "Intelligence" n'est d'ailleurs qu'un terme mal choisi pour dénommer le Penseur qui vit en nous, l'Entité vivante et consciente, l'Homme intérieur, "qui a été, qui est et qui sera, et pour lequel l'heure ne sonnera jamais". Moins cet homme intérieur est plongé dans la matière, plus sa vie devient réelle, et lorsqu'il a rejeté loin de lui les enveloppes dont il s'était revêtu au moment de son incarnation, c'est-à-dire le corps physique, le corps éthéré et le corps des passions, il se trouve plus près de l'Âme Universelle qu'il ne l'était auparavant. Il est vrai que des illusions voilent encore sa vue, mais elles sont infiniment plus transparentes que celles qui l'aveuglaient, lorsqu'il était encore dans le vêtement de la chair. Sa vie sans le corps est, en réalité, [80] l'état le plus libre et le moins illusoire ; et cet état de désincarnation est, comparativement parlant, l'état ordinaire ; il n'en sort, pendant de courts intervalles, que pour se plonger dans la vie physique et acquérir ainsi l'expérience qu'il ne peut gagner autrement, expérience qu'il rapporte avec lui pour enrichir son état plus stable. Pareil au plongeur qui descend dans les profondeurs de l'océan afin d'y chercher une perle, le Penseur plonge dans les ondes de l'océan de vie pour y chercher la perle de l'expérience ; mais il n'y reste pas longtemps, car il n'est pas dans son véritable élément. Il remonte de nouveau dans sa véritable atmosphère et rejette loin de lui l'élément plus lourd qu'il vient de quitter. Aussi, dit-on avec raison, d'une Âme qui s'est échappée de la terre, qu'elle est retournée dans sa patrie, car sa patrie est "le pays des Dieux", tandis que la terre n'est qu'un exil et une prison. Cette idée a été exprimée d'une façon fort claire par un Maitre de Sagesse, dans une conversation rapportée par H. P. Blavatsky et imprimée sous le titre de : La Vie et la Mort 30 Les extraits suivants expliquent le cas : [81]
"Les Védantins, tout en reconnaissant deux espèces d'existences conscientes, l'existence terrestre et l'existence spirituelle, enseignent néanmoins que cette dernière seule est d'une réalité incontestable ; quant à la vie terrestre, si brève et si inconstante, elle n'est qu'une illusion de nos sens. Notre vie, dans les sphères spirituelles, doit être considérée comme une réalité, puisque c'est là que vit notre Égo éternel et immuable, le Sûtrâtmâ ; tandis qu'à chaque nouvelle incarnation cet Égo se revêt d'une personnalité différente, dont l'existence est courte et éphémère… L'essence fondamentale de tout ce qui est, c'est-à-dire de l'esprit, de la force et de la matière, n'a ni commencement ni fin, mais la forme que cette triple unité acquiert pendant ses incarnations, son apparence extérieure, pour ainsi dire, n'est qu'une illusion produite par nos conceptions personnelles. C'est pourquoi nous appelons la vie posthume la vraie vie et la vie terrestre, y compris la personnalité, la vie imaginaire."
Pourquoi, dira-t-on alors, appelons-nous sommeil la réalité et réveil l'illusion ?
"Cette comparaison a été faite par moi pour faciliter votre compréhension. Au point de vue de vos notions terrestres elle est parfaitement exacte." [82]
Remarquez bien cette expression : "Au point de vue de vos notions terrestres", car elle est la clef de toutes les phrases dont on se sert lorsqu'on parle du Dévachan comme d'une "illusion". Notre matière physique grossière n'étant plus là, les restrictions qu'elle nous impose disparaissent d'elles-mêmes, et l'intelligence se trouve dans son propre domaine, là où vouloir veut dire créer, où penser veut dire voir. Aussi, lorsqu'on demanda au Maitre : "Ne vaudrait-il pas mieux dire que la mort n'est que la naissance dans une nouvelle vie, ou, mieux encore, un retour à l'éternité ?" Il répondit :
"C'est cela, et je n'ai rien à objecter à cette manière d'expliquer la chose. Seulement, avec nos conceptions de la vie matérielle, les mots "vivre" et "exister" ne peuvent s'appliquer à la condition purement subjective qui suit la mort ; et si on les employait dans notre philosophie, sans en définir strictement la signification, les Védantins en arriveraient bientôt à partager les idées actuellement en cours parmi les Spirites américains qui enseignent que les Esprits se marient entre eux et avec les mortels. Il en est chez les Védantins comme chez les véritables chrétiens, ceux qui ne le sont pas que de nom ; pour eux, la vie d'outre-tombe [83] est le pays où il n'y a plus ni larmes, ni soupirs, où il n'y a ni mariés ni marieurs, et où les justes réalisent leur entière perfection."
La crainte de matérialiser les idées mentales et spirituelles a toujours prévalu parmi les philosophes et les Maitres spirituels de l'Extrême-Orient. Leur effort constant a été de libérer, autant que possible, le "Penseur" des liens de la matière, même pendant qu'il en est le prisonnier, et d'ouvrir à l'Oiseau divin la porte de sa cage, bien qu'il doive y retourner de nouveau. Ils essaient, sans cesse, de "spiritualiser ce qui est matériel", tandis qu'en Occident, la tendance a toujours été de "matérialiser ce qui est spirituel". C'est ainsi que l'Indou, en décrivant la vie de l'âme libérée, choisit les termes les plus aptes à faire paraitre cette vie le moins matérielle possible, – illusion, rêve, etc., – tandis que l'Hébreu s'efforce de décrire la même vie avec des mots qui suggèrent des idées de splendeur et de luxe terrestres, – fêtes nuptiales, rues en or, trônes et couronnes en métal ornés de pierres précieuses. L'Occident a adopté les idées matérialistes des Hébreux, et ses images du Paradis ne sont que des copies des scènes terrestres, avec la douleur en moins ; et [84] c'est ainsi qu'on en est arrivé à la plus grossière de toutes les représentations, celle du "Summerland" 31 moderne, avec ses "maris-esprits", ses "femmes-esprits", ses "enfants-esprits", allant à l'école et à l'université et devenant des esprits adultes.
Dans les Notes sur le Dévachan 32, un auteur, qui écrit évidemment avec connaissance de cause, fait cette remarque en parlant du Dévachanî :
"Les idées a priori d'espace et de temps ne dominent pas ses perceptions ; car il peut les créer et les détruire dans un même moment. L'existence physique augmente d'intensité de l'enfance à l'âge mûr et cette intensité diminue de la vieillesse à la mort ; il en est de même de la vie de rêve du Dévachanî. La nature ne se joue pas plus du Dévachanî qu'elle ne se joue de l'homme physique vivant ; elle lui procure infiniment plus de vrai bonheur là, qu'elle ne lui en donne ici où il est toujours en lutte avec le mal et les chances des évènements. Appeler l'existence dévachanique un "rêve", à moins que ce soit au sens purement conventionnel, [85] ce serait renoncer pour toujours à comprendre la Doctrine ésotérique, seule gardienne de la vérité."

30 Lucifer, octobre 1892°. Vol. XI, n° 92.
31 "Pays d'été". Nom que les Spirites donnent au Paradis.
32 The Path. Mai 1890.

"Rêve" si l'on veut, mais seulement pour exprimer que ce rêve n'appartient pas à notre plan de matière grossière, ni au monde physique.
Jetons, maintenant, un coup d'oeil général sur la vie de ce Pèlerin éternel, sur cet homme intérieur, ou Âme humaine, pendant un cycle d'incarnation. Avant d'entreprendre son nouveau pèlerinage, – de longs âges d'évolution sont derrière lui, pendant lesquels il a acquis les pouvoirs qui lui permettent d'entrer dans celui-ci, – il est un Être spirituel sorti déjà de la condition passive du pur Esprit et qui, grâce aux expériences de la matière faites dans les âges passés, a développé en lui le mental conscient. Mais cette évolution, fruit de l'expérience, est encore loin d'être complète, il n'est même pas maitre de la matière dont, grâce à son ignorance, il devient une proie facile au premier contact, et il n'est pas encore digne de devenir un constructeur d'univers, car il est sujet aux visions décevantes causées par cette matière grossière – tel un enfant qui, regardant à travers un morceau de verre bleu, s'imagine que [86] le monde extérieur tout entier est de cette couleur. Le but d'un cycle d'incarnation est de le délivrer de toutes ces illusions, pour que, au milieu de la matière qui est son champ de travail, il puisse conserver son entière lucidité et n'être pas aveuglé par l'illusion.
Or, le cycle des incarnations est formé de deux états alternatifs : l'un, de courte durée, auquel on donne le nom de vie sur la terre, et pendant lequel le Dieu-pèlerin est plongé dans une épaisse matière ; l'autre, comparativement plus long, appelé vie dans le Dévachan, et pendant lequel il est entouré de matière éthérée, illusoire encore, mais infiniment moins illusoire que celle de la terre. On peut appeler, avec raison, ce second état, l'état normal, car sa durée est énorme, si on la compare aux courtes interruptions causées par les vies terrestres. II est normal encore, parce que, dans cet état, le pèlerin est plus près de sa véritable vie divine, moins absorbé par la matière, moins susceptible d'être trompé par les rapides changements auxquels elle est sujette. Lentement et graduellement, au cours d'expériences réitérées, la matière perd son pouvoir sur lui, et passe du rôle de tyran à celui de serviteur. Dans la liberté relative du Dévachan, il assimile ses expériences [87] terrestres, bien qu'il soit encore sous leur domination ; au point que le commencement de la vie dévachanique n'est qu'une continuation sublimée de la vie terrestre, – mais, petit à petit, s'émancipant de plus en plus, il reconnait que ces expériences étaient extérieures et transitoires, et devenant enfin le Maitre du Mental, un Dieu libre et triomphant, il se meut consciemment pour toujours dans tout notre Univers.
Tel est le triomphe de la nature divine, manifestée dans la chair, l'assujettissement de la matière devenue, sous toutes ses formes, un instrument docile de l'Esprit. C'est pourquoi le Maitre a dit :
"L'Égo spirituel de l'homme, semblable à un balancier, se meut dans l'éternité entre les heures de la vie et celles de la mort. Mais si ces heures, périodes de vie terrestre et de vie posthume, sont limitées, si ces intervalles de l'éternité, passés entre le sommeil et la veille, entre la réalité et l'illusion, ont, eux aussi, leur commencement et leur fin, l'immatériel Pèlerin, lui, est éternel. C'est pourquoi les heures de sa vie posthume, celles où il se trouve sans voile, face à face avec la vérité, loin des mirages de l'existence terrestre, forment, selon nous, [88] la seule réalité. Bien que d'une durée limitée, ces intervalles rendent un double service au Sûtrâtmâ qui se perfectionne sans cesse, suit lentement et sans vaciller la route qui conduit à sa dernière transformation, et devient, en atteignant enfin le but, un Être divin. Non seulement ces intervalles l'aident à atteindre ce but mais, sans eux, Sûtrâtmâ-Buddhi ne pourrait jamais y parvenir. Sûtrâtmâ est l'acteur, et ses nombreuses et diverses réincarnations sont les différents rôles qu'il joue. Je ne pense pas que vous donneriez à ces rôles, et encore moins aux costumes portés par l'acteur dans ces rôles, le nom de personnalité. L'âme, pareille à un acteur, est obligée de jouer bien des rôles pendant le cycle des naissances, tant que n'est pas atteint le seuil de Paranirvâna ; certains rôles lui sont souvent désagréables, mais de même que l'abeille récolte de chaque fleur le miel, abandonnant le reste aux vers de terre, de même notre individualité spirituelle, le Sûtrâtmâ, ne récolte de chaque personnalité terrestre dans laquelle il a vécu, sous la loi de Karma, que l'essence de la conscience individuelle et des qualités morales et, unissant finalement toutes ces qualités en une seule, il devient un être parfait, un Dhyân-Chohan." 33 [89]
II faut bien remarquer, à ce sujet, que chaque intervalle dévachanique est conditionné par l'intervalle terrestre qui l'a précédé, et que l'homme, dans le Dévachan, ne peut assimiler que le genre spécial d'expériences qu'il a faites sur terre.
"Une personnalité sans relief, ni opinions tranchées, aura un état dévachanique sans saveur ni énergie." 34
Tous, – mari, père, savant, patriote, artiste, chrétien, bouddhiste, – assimileront, dans la vie dévachanique, les effets engendrés par les expériences de la vie terrestre ; personne ne peut absorber ou assimiler plus de nourriture qu'il n'en a récolté, ni moissonner plus qu'il n'a semé. Il ne faut qu'un moment pour jeter la semence dans le sillon, mais bien des mois sont nécessaires avant qu'elle produise un épi de blé mûr. L'épi est de même nature que le grain qui l'a produit, et le blé moissonné dans les champs d'Aanrou sera, lui aussi, de même nature que sa semence, la courte vie terrestre.

33 The Path. Mai, 1890.
34 Notes sur le Dévachan, déjà citées.

"Il existe un changement continuel dans les occupations [90] et dans la vie du Dévachan, changement plus varié même que dans la vie terrestre d'un homme ou d'une femme absorbée dans une seule direction, mais avec celle différence que, pour le Dévachanî, cette occupation spirituelle est toujours agréable et remplit sa vie de joie. Les aspirations les plus élevées de la vie terrestre forment la vie même du Dévachan ; non la prolongation indéfinie d'un "seul moment suprême", mais les mille développements, les incidents divers, les évènements basés sur ce "seul moment" ou ces moments. Les rêves de l'existence objective deviennent les réalités de l'existence subjective… La récompense préparée par la Nature à tous ceux qui ont été largement et systématiquement généreux, qui n'ont pas concentré leur affection sur un individu particulier, ni sur une chose spéciale, c'est que, lorsqu'ils sont purs, ils passent rapidement des Kâma et Rûpa Lokas dans la sphère plus élevée de Tribhuvana, car la méditation sur les idées abstraites et sur les principes universels y forme l'occupation favorite de celui qui l'occupe." 35 [91]
Rien d'impur ne peut passer le seuil du Dévachan, car la matière grossière, avec tous ses attributs, a été abandonnée dans le Kâma-Loka ; mais si le semeur n'a jeté en terre qu'une petite quantité de grain, la moisson dévachanique sera maigre, et le développement de l'âme retardé par le peu de nourriture reçue. De là l'immense importance de la vie terrestre, laquelle représente le champ à ensemencer, l'endroit où l'expérience doit être récoltée ; cette vie conditionne, règle et limite la croissance de l'âme ; elle fournit le minerai grossier que l'âme prend et façonne pendant les intervalles dévachaniques, le fondant, le forgeant, le laminant et s'en servant pour fabriquer des armes qu'elle rapportera avec elle dans la prochaine vie terrestre. L'âme riche en expériences se forgera en Dévachan une arme splendide pour sa future réincarnation ; celle qui en sera pauvre ne se fabriquera qu'une lame sans valeur, mais, dans les deux cas, les seuls matériaux utilisables sont ceux qui viennent de la terre.
L'âme, dans le Dévachan, sépare et crible ses expériences ; elle y mène une existence relativement libre et apprend peu à peu à apprécier ses expériences terrestres à leur juste valeur ; de plus, elle fait, de toutes les idées qui n'avaient [92] fait que germer sur la terre, des réalités absolues et objectives. Ainsi, de nobles aspirations sont des germes dont l'âme tirera une réalisation splendide en Dévachan, et, dans sa prochaine réincarnation, elle en rapportera l'image mentale pour la réaliser sur la terre, si l'occasion se présente et si l'entourage est propice. Car la sphère de l'intelligence est la sphère de la création, et la terre n'est que l'endroit où la pensée préexistante prend une forme matérielle. L'âme ressemble à un architecte qui dessine ses plans dans le silence d'une profonde méditation, et les apporte ensuite au monde extérieur, là où son édifice doit être construit. Elle dessine le plan de sa vie future, d'après les expériences faites dans sa vie passée, et elle retourne sur la terre pour donner une force objective et matérielle aux édifices qu'elle a projetés. Voici la description d'un Logos en activité créatrice :
"Jadis, au commencement des Kalpas, pendant que Brahmâ méditait sur la création, il en parut une dont le commencement était plongé dans l'ignorance et qui était enveloppée dans les ténèbres… Brahmâ, voyant les défauts de cette création, en projeta une autre ; pendant qu'il méditait ainsi, la création animale apparut… Trouvant que cette création était encore imparfaite, Brahmâ [93] médita de nouveau et une troisième création apparut, et elle abondait en qualités excellentes." 36
La manifestation objective suit la méditation mentale : d'abord l'idée, puis la forme. Ceci prouve que l'opinion, partagée par beaucoup de théosophes, que le temps passé en Dévachan est du temps perdu, n'est qu'une des nombreuses illusions causées par la matière grossière qui les aveugle ; leur impatience à ce sujet vient de l'erreur de croire que la véritable activité consiste à s'agiter et à se remuer beaucoup dans cette sphère matérielle ; en réalité, les actions vraiment efficaces naissent dans la méditation profonde et c'est toujours du silence que sort la parole qui crée. L'action sur ce plan serait moins faible et moins inefficace, si elle était le pur fruit de la racine profonde de méditation ; il y aurait moins d'actes inutiles, et, par conséquent, moins de perte de temps, si l'âme incarnée, pendant la vie terrestre, abandonnait plus souvent le corps pour retourner en Dévachan. Car le Dévachan est un état conscient, l'état de l'âme échappée pour un temps aux pièges de la matière, et tous ceux qui ont appris à retirer leur âme du monde des sens, [94] comme la tortue se retire sous sa carapace, peuvent entrer à volonté dans cet état. Lorsqu'ils en ressortent, leur action est prompte, décisive, sage et le temps "perdu" en méditation est plus que regagné par la force et la certitude de l'action engendrée par la pensée.

35 Notes sur le Dévachan, comme précédemment. Il y a plusieurs stades dans le Dévachan ; le Rûpa-Loka est un stade inférieur où l'Âme est entourée de formes. Dans le Tribhuvana, elle a échappé à ces personnalités.
36 Vishnu Purâna. Liv. I, ch. V.

Le Dévachan est, comme nous l'avons dit, la sphère de l'intelligence, le pays des dieux ou des âmes. Dans les Notes sur le Dévachan, déjà citées, nous lisons :
"Il y a deux champs propres aux manifestations causales ! L'objectif et le subjectif. Les énergies plus grossières trouvent leur champ d'action dans chaque nouvelle personnalité qui nait sur la terre et qui appartient au cycle des individualités en évolution. Les activités morales et spirituelles trouvent leur sphère d'action, ou sphère des effets, dans le Dévachan."
Comme les activités morales et spirituelles sont les plus importantes, puisque c'est d'elles que dépend la croissance du véritable Égo et, par conséquent, l'accomplissement du "but de la création, qui est la libération de l'âme", nous pouvons entrevoir l'immense importance de l'état dévachanique.